L'empire et ses ennemis : émergence des réseaux au Moyen-Orient
Sous la forme des Mandats ou de traités de natures diverses, le Moyen-Orient n’est pas intégré juridiquement aux empires coloniaux et bénéficie peu du réinvestissement dans l’économie coloniale. La grande transformation économique est le passage d’une fiscalité fondée sur la propriété foncière à une fiscalité fondée sur les droits de douane, rendue possible par la fin des capitulations. On commence à se situer dans une perspective d’industrialisation par substitution des importations.
Les Britanniques passent progressivement d’une vision en termes de territoires à une vision en termes de réseaux. Ce qui les intéresse dans cette région du monde, ce sont des voies de communication protégées par des bases militaires : voies maritimes, voies aériennes, oléoducs. Le pétrole joue un rôle croissant. Mais même s’il est un produit économiquement intéressant, il reste avant tout une matière première stratégique indispensable pour les nouveaux instruments de transports (automobiles, avions, bateaux) et donc vitale pour faire la guerre. Sur le plan mondial, il est géré par un cartel de grandes compagnies (les majors ou « 7 sœurs ») qui assure le maintien d’un prix unique permettant de rentabiliser les lourds investissements destinés à son exploitation.
Sur cette base se construit le désengagement britannique qui prend la forme de traités d’indépendance assurant la sécurité des réseaux. Dans ce contexte, la Palestine apparaît comme un anachronisme coûteux. Devenue une métropole pour la colonisation de peuplement juive sans pouvoir vraiment la diriger, la Grande-Bretagne doit payer toujours plus lourdement la charge de la protection sans en récolter aucun bénéfice. Telle est la Némésis de la déclaration Balfour.
C’est là que la distinction faite par Raymond Aron entre politique impérialiste et politique impériale prend un sens inattendu. La première tend à viser la constitution d’un empire au sens juridique ou effectif du terme, (. ‘est-à-dire à soumettre à sa loi des populations étrangères. La seconde consiste à vouloir étendre son influence en fonction d’intérêts considérés comme vitaux en termes de sécurité, d’accès aux matières premières et aux marchés, et par la constitution d’alliances et de hases militaires à l’étranger. Classiquement, on estime qu’une politique impériale est la première étape précédant la constitution de l’empire. Il paraît plus vrai, en ce qui concerne les empires coloniaux européens, de dire que la politique impériale est plutôt celle qui accompagne l’abandon d’un système de domination directe.
La France a plus de mal à assurer son retrait, car elle a une vision patrimoniale de son Mandat du Levant et craint la contagion du nationalisme arabe à ses possessions d’Afrique du Nord. De plus, elle n’a pas de véritable réseau à constituer dans cette région. Le Mandat français est un cul-de-sac et la France dépend en réalité des réseaux britanniques.
Il s’ensuit que le désengagement économique de l’Europe a déjà commencé, sauf dans le domaine de l’industrie pétrolière qu’il faut créer de toutes pièces. Les Américains y sont des partenaires minoritaires qui bénéficient de la protection britannique. En dehors du pétrole, les investissements européens sont plus des héritages de la période précédente que de nouvelles acquisitions. L’intégration de la région dans les zones monétaires du franc et de la livre sterling est peut-être le seul domaine d’action métropolitaine, mais il s’agit plus d’une adaptation nécessaire aux circonstances créées par les instabilités monétaires du premier après-guerre puis par les démantèlements de l’économie mondiale dans les années 1930.
Plus on se rapproche de la Seconde Guerre mondiale, plus la vision franco-britannique se limite à une perspective stratégique de guerre. La notion de puissance domine dans une référence quasi unique à des voies de communication et d’approvisionnement. Dès 1938, les empires français et britanniques sont sur le pied de guerre, en avance sur les métropoles. La question est de savoir s’ils renforcent ou affaiblissent celles-ci. D’un côté, ils leur procurent des ressources considérables, de l’autre leur sur-extension induit des coûts de protection peut-être insupportables. Plus encore que durant la Première Guerre mondiale, le risque réside dans un soulèvement anticolonial drainant des moyens militaires considérables. Le danger le plus angoissant est la menace japonaise dans le Pacifique. Les colonies et Dominions européens n’ont pas la capacité de résister seuls et les métropoles doivent faire face à la menace germano-italienne. Le pire cauchemar se réalise quand se constitue l’axe Berlin-Rome-Tokyo.
L’hégémonie britannique de l’entre-deux-guerres, qui a succédé à la domination collective de l’Europe, tend ainsi à se réduire à une problématique de la puissance cherchant des accommodements avec les nationalismes locaux. Mais plus l’impérialisme est en retrait et se transforme en politique impériale, plus il devient omni présent dans le discours politique des dominés en voie d’être libérés.
Le terme même semble entrer dans l’usage courant de la langue arabe vers 1928. La montée des nationalismes rend encore plus inacceptable ce qui reste de l’impérialisme classique. Pour tous, les compromis passés avec la France et la Grande-Bretagne ne sont que des étapes transitoires vers une émancipation totale. La formule bâtarde des Mandats et les ingérences constantes des Britanniques dans la politique égyptienne suscitent des rancœurs croissantes. Plus globalement, on entre dans une nouvelle temporalité, celle du ressentiment, qui va au- delà de la périodicité propre à l’impérialisme.
Ainsi dans les années 1930, les conquérants de la Première Guerre mondiale – Allenby en 1917-1918 et Gouraud en 1920 – sont accusés de s’être revendiqués des croisés, ce qui semble totalement faux dans les deux cas, les métropoles ayant donné des consignes strictes dans ces domaines.
Tout se passe comme si le ressentiment engendré par l’impérialisme était plus un phénomène de Y après que du pendant. Il est en quelque sorte une réplique du phénomène qui l’a engendré, mais éventuellement d’une durée bien plus longue. On comprend mieux alors l’impact actuel du facteur palestinien : il remet au présent permanent et intensif ce qui devrait appartenir au passé.
Vidéo : L’empire et ses ennemis : émergence des réseaux au Moyen-Orient
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