l'empire et ses ennemis : Le stade suprême du capitalisme
Toute la réflexion ultérieure va se faire en référence à Hobson, en particulier chez les marxistes. Leur première inquiétude vient du risque de voir les ouvriers européens devenir à leur tour les rentiers de l’exploitation coloniale, les faisant ressembler aux prolétaires romains de F Antiquité qui vivaient au compte de la société au lieu de l’entretenir par leur travail. Le discours de Joseph Chamberlain est pris au sérieux. Comme le dit Lénine en 1907, si une partie du prolétariat européen se trouve dans une situation où ce n’est pas de son travail, mais de celui des indigènes coloniaux que vit la société, alors la classe ouvrière sera contaminée par le chauvinisme colonial. Il y a implicitement, dans la vision marxiste de l’impérialisme, la menace d’une société d’assistés vivant de rentes extérieures et dénués de toute tentation révolutionnaire.
Cette thèse a été très discutée, y compris dans les milieux marxistes. La question était de savoir si l’impérialisme était une déviation du capitalisme (donc corrigible) ou s’il en était l’ultime expression.
Avant la Première Guerre mondiale, l’orthodoxie marxiste s’est plutôt orientée vers l’idée que l’impérialisme correspondait à la recherche d’un « superprofit » capté par un petit groupe d’industries et de banques débouchant sur une économie de monopoles et de protections douanières, bref, sur le triomphe du « capital financier ». On esquive la question de savoir ce que devient alors le prolétariat européen s’il n’est plus l’unique producteur de profit…
La pensée pas nécessairement la plus originale mais la plus importante est celle de Lénine lui-même dans son Impérialisme, stade suprême du capitalisme de 1916, remanié en 1920.
On rappellera ici la définition qu’il donne du phénomène :
Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l’essentiel, car, d’une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d’industriels ; et, d’autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriées aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé.
Mais les définitions trop courtes, bien que commodes parce que résumant l’essentiel, sont cependant insuffisantes, si l’on veut en dégager des traits fort importants de ce phénomène que nous voulons définir. Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1 ) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique ; 2) fusion du capital
bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », d’une oligarchie financière ;
3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière ; 4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes.
[…] Monopoles, oligarchie, tendances à la domination au lieu des tendances à la liberté, exploitation d’un nombre toujours croissant de nations petites ou faibles par une poignée de nations extrêmement riches ou puissantes, tout cela a donné naissance aux traits distinctifs de l’impérialisme qui le font caractériser comme un capitalisme parasitaire ou pourrissant. C’est avec un relief sans cesse accru que se manifeste l’une des tendances de l’impérialisme, la création d’un « État-rentier », d’un État-usurier, dont la bourgeoisie vit de plus en plus de l’exportation de ses capitaux et de la « tonte des coupons ». Mais ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme ; non, telles branches d’industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque de l’impérialisme, avec une force plus ou moins grande, tantôt l’une tantôt l’autre de ces tendances. Dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant, mais ce développement devient généralement plus inégal, l’inégalité de développement se manifestant en particulier par la
putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre).
Tout le monde sait combien le capitalisme monopoliste a aggravé toutes les contradictions du capitalisme. Il suffit de rappeler la vie chère et le despotisme des cartels. Cette aggravation des contradictions est la plus puissante force motrice de la période historique de transition qui fut inaugurée par la victoire définitive du capital financier mondial.
Rapidement revêtue d’un caractère sacré, l’écriture léniniste a amené plusieurs générations d’auteurs à appliquer plus ou moins mécaniquement cette interprétation aux nouveaux développements de la politique mondiale. Ils n’ont pas cherché à souligner la contradiction des propos de Lénine qui fait de la guerre mondiale, au moment même où elle se déroule, une guerre impérialiste, « c’est-à-dire une guerre de conquête, de pillage, de brigandage, une guerre pour le partage du monde, pour la distribution et la redistribution des colonies, des “zones d’influence” du capital financier, etc. », sans véritablement s’interroger sur la nature des puissances « impérialistes ». Ainsi la bourgeoisie rentière serait devenue belliciste. La formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde va plus dans le sens de la démonstration de Lénine que la lutte à mort pour s’emparer des richesses du monde. La guerre mondiale est la démonstration de la faiblesse des « trusts » internationaux qui s’étaient développés dans la période antérieure.
Lénine ne semble pas avoir conscience de ce que la fusion entre le capital bancaire et le capital industriel au profit de groupes géants est le fait de pays nouvellement industrialisés comme l’Allemagne et les Etats-Unis qui n’ont que de petits empires coloniaux et qui sont des exportateurs de marchandises bien plus que des investisseurs à l’étranger, alors que les pays de la première révolution industrielle (Grande-Bretagne, France, Pays- Bas) sont ceux qui disposent justement des plus grands empires, que ces derniers sont pour une part importante antérieurs à la révolution industrielle, et que le Portugal n’a pas connu de révolution industrielle… En réalité, les pays les plus impérialistes sont en général en retard dans la voie des concentrations industrielles et bancaires.
Enfin, la définition léniniste, concentrée sur la notion de rente parasitaire, ne prend pas en compte la question des matières premières, c’est-à-dire les besoins croissants de l’économie industrielle en produits agricoles ou miniers que l’on va chercher, par nécessité, à l’extérieur des pays industrialisés.
Vidéo : l’empire et ses ennemis : Le stade suprême du capitalisme
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : l’empire et ses ennemis : Le stade suprême du capitalisme
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