L'empire et ses ennemis : Les origines de l’Empire américain
La première utilisation politique du terme « anti impérialiste » semble être américaine : F American Anti Impérialiste League, créée le 15 juin 1898, qui a pris ensuite le nom de National Anti-impérialiste League. Son but a été de s’opposer à l’annexion des Philippines lors de la guerre hispano-américaine. Mark Twain en a été vice-président de 1901 à 1908. Ensuite, le mouvement a rapidement décliné.
La pertinence de la référence s’explique par le passage de l’impérialisme continental à l’impérialisme ultramarin et au fait que, après l’annexion de Hawaii, le processus de dilatation de la métropole s’arrête pour des raisons définies à la fois comme économiques (écart de niveau de vie entre la métropole et les nouveaux territoires dominés) et raciales (refus de reconnaître comme Américains des « non-Caucasiens »). La conquête des Philippines est suivie d’une longue guerre de pacification qui aurait fait 200 000 victimes.
Au début du XXe siècle, les États-Unis deviennent la puissance dominante dans les Caraïbes et en Amérique centrale où ils multiplient les interventions militaires. Si des intérêts économiques sectoriels ont pu bénéficier de cette nouvelle expansion, les milieux d’affaires prépondérants n’y étaient pas particulièrement favorables. Comme dans l’impérialisme européen de la même époque, le mouvement est alimenté par un nationalisme de grande puissance et par le désir d’acquérir des bases navales dans les deux océans.
Dès son origine, la République américaine a eu une vocation commerciale, aussi bien dans l’Atlantique que dans le Pacifique. Son industrialisation a été rapide, mais jusqu’en 1914 elle est importatrice nette de capitaux. Même si le commerce avec l’Asie est particulièrement actif, ses principaux partenaires économiques restent en Europe. La méfiance est grande devant les empires coloniaux européens. Dans les affaires chinoises, les États-Unis se font les avocats de la « porte ouverte » (Open Door), c’est-à-dire l’égalité de traitement entre pays industrialisés. Autrement dit, ils reprennent à leur compte la revendication britannique de libre-échange tout en restant fortement protectionnistes (il vaudrait mieux, pour cette raison, parler de libre accès).
La Première Guerre mondiale émancipe le pays de la finance britannique. Les produits et investissements nord-américains se substituent en Amérique latine à leurs équivalents européens. La France et la Grande- Bretagne financent leur effort de guerre aux États-Unis qui deviennent leurs principaux fournisseurs. Cette neutralité si profitable est remise en cause par la guerre sous-marine à outrance lancée par l’Allemagne au début de 1917. L’entrée en guerre est suscitée par d’ultimes provocations allemandes. Le fait fondamental est que, en dépit de la doctrine de non-ingérence dans les affaires européennes prônée par le premier président George Washington, les États-Unis s’y sont trouvés impliqués à la demande de la Grande-Bretagne et de la France.
Le troisième des quatorze points du président Wilson du 8 janvier 1918, son programme de paix, reprend la revendication du libre-échange :
Suppression dans la mesure du possible de toutes les barrières économiques et établissement de conditions -? Commerciales égales entre toutes les nations consentant à la paix et s’associant en vue de son maintien.
Le point 5 tente d’établir une nouvelle règle dans les questions coloniales :
Arrangement librement débattu, dans un esprit large et tout à fait impartial, de toutes les revendications coloniales et fondé sur l’observation stricte du principe selon lequel, dans le règlement de toutes les questions de souveraineté, les intérêts des populations intéressées pèseront d’un même poids que les revendications équitables dont il faut déterminer le titre.
Il en ressortira la définition des Mandats avec un simulacre inefficace de consultation des populations intéressées.
L’isolationnisme de la période suivante se trouve justifié par la critique des aides accordées aux futurs alliés durant les premières années du conflit, qui aurait inexorablement conduit à l’entrée en guerre. Il en découle les lois de neutralité votées lors de la montée des périls en Europe dans les années 1930.
Dans l’entre-deux-guerres, les Etats-Unis deviennent les « banquiers du monde » mais refusent de reprendre le rôle de régulateur de l’économie mondiale qu’avait joué la Grande-Bretagne jusqu’en 1914. Même s’ils
participent aux tentatives de règlements financiers européens des années 1920 (question des réparations allemandes et des dettes de guerre des Alliés), ils maintiennent les déséquilibres des échanges qui interdisent un véritable retour à la stabilité financière mondiale.
Face aux empires coloniaux européens, leur attitude est réservée. Ils se méfient du protectionnisme et des préférences impériales au nom de la doctrine de la « porte ouverte », mais ils n’en remettent pas en cause l’existence, car ils ont besoin du policier et de l’administrateur européens dans ces vastes régions de l’Asie et de l’Afrique. Dans le Pacifique, ils deviennent l’acteur essentiel, seul capable de s’opposer à l’expansion territoriale japonaise, alors que les puissances coloniales accaparées par les dangers européens n’en ont plus les moyens, comme le montrent les infortunes de la grande base navale britannique de Singapour.
Le fait fondamental de la période est moins d’ordre économique que d’ordre culturel. A partir de l’entre- deux-guerres, ce ne sont plus les Européens mais les États-Unis qui définissent la modernité. Ils ont pris une avance décisive dans la production de masse et l’accès à la société de consommation. La civilisation industrielle moderne est inventée aux États-Unis et immédiatement exportée en Europe. La nouvelle organisation industrielle est définie comme le « fordisme ». Outre le travail à la chaîne, elle comprend toutes les nouvelles méthodes de gestion (management) et de recherches de marché (marketing). Si la capacité d’innovation technologique et scientifique reste considérable en Europe, la supériorité américaine est maintenant largement établie dans l’intensité du capital consacrée à la production.
Le cinéma hollywoodien devient dominant. Le jazz signifie la modernité tandis que se diffusent les modèles américains de sociabilité (comme les clubs Rotary) ou de philanthropie. Pour les esprits conservateurs européens, relayés ensuite par les marxistes allemands en exil, ces « scènes de la vie future » que représente Y American Way of Life sont les signes de la prochaine destruction de la haute culture européenne par la vulgarité américaine, l’annonce d’une décadence généralisée, l’abandon de la relation vitale avec la terre et les morts, conduisant à une réduction unidimensionnelle de l’expérience humaine. L’Europe est le domaine de l’être et les États-Unis celui de l’avoir et du faire. C’est en fonction du machinisme américain, et secondairement soviétique, que se développe la critique philosophique de la « technique ».
L’anti-américanisme est une réaction culturelle et non le rejet d’une prépondérance politique et économique. Comme il se doit, il se nourrit de la littérature américaine, critique de l’implacable conformisme de la classe moyenne. Inconsciemment, les conservateurs européens retrouvent les réflexes des pays colonisés qui ont opposé leur « spiritualité » au « matérialisme » des Européens. C’est une des formes de l’anti modernisme et un signe du passage de flambeau de l’Europe à l’Amérique. Les premiers médias de masse comme le cinéma annoncent aux populations des empires coloniaux que l’Europe est en train de perdre le monopole de la modernité et que cette dernière se formule désormais ailleurs. En Asie occidentale (le Moyen-Orient) comme en Asie orientale, le message est transmis par les diasporas établies en Amérique du Nord.
La grande crise économique née en 1929 aux États- Unis marque néanmoins l’interdépendance des deux mondes industrialisés. L’effondrement des échanges lié à l’absence de politiques coordonnées enregistre les conséquences de la fin de la première mondialisation. Grâce à leurs ressources naturelles, les Etats-Unis restent du côté des puissances européennes « nanties » par leurs empires coloniaux. Néanmoins, la mise en place de barrières tarifaires « impériales » par les puissances coloniales européennes dans les années 1930 est considérée comme une véritable agression.
La domination de la production américaine deviendra écrasante durant la Seconde Guerre mondiale qui sera remportée par l’ensemble des puissances alliées grâce au matériel de guerre américain, triomphe de la grande entreprise rationalisée. Avec un demi-million d’ouvriers, General Motors produit le dixième de toute la production de guerre américaine. Ford à lui seul fournit plus d’équipements militaires durant la guerre que toute l’Italie. L’armée américaine est d’abord un formidable tour de force logistique.
En même temps qu’émerge le complexe militaro- industriel jusque-là absent, les États-Unis acquièrent par la force des choses un rôle mondial. Us remportent la guerre du Pacifique grâce à leur puissance industrielle, même si les Britanniques en Inde et les Chinois ont fixé la plus grande partie des forces terrestres japonaises. Les Américains sont contraints de s’impliquer dans les difficiles questions d’un Moyen-Orient allant du Maroc à l’Inde. Ils sont les fers de lance de la reconquête de l’Europe de l’Ouest.
Même si le rôle mondial des États-Unis est d’abord la conséquence de leur puissance industrielle, qui se rapproche de celle de la Grande-Bretagne du milieu du xixe siècle (50 % de la production mondiale en 1945), le rôle de Franklin D. Roosevelt a été essentiel en raison de sa volonté de faire de son pays 1’« arsenal des démocraties », donc de refuser l’isolationnisme et de progresser inexorablement vers la guerre, contrairement aux vœux de la majorité de la population. C’est la première « présidence impériale » : en peu de temps, les États-Unis ont quitté l’isolement pour devenir des acteurs essentiels dans toutes les questions mondiales. La rouerie avec laquelle le grand président américain a poussé son pays, alors nettement isolationniste, à entrer dans la bataille servira ensuite de modèle implicite aux présidences impériales suivantes. Du Vietnam de Lyndon B. Johnson à l’Irak de George W. Bush, la conduite de Franklin D. Roosevelt demeurera comme un modèle à suivre, y compris dans les comportements de dissimulation.
Mais si l’administration Roosevelt s’est comportée de cette façon, elle a aussi travaillé activement à une réaffirmation des principes démocratiques et à leur universalisation, donnant ainsi la meilleure réponse à la « crise des démocraties » de l’entre-deux-guerres. A partir du wilsonisme de la période précédente, elle a reformulé les relations internationales sur la base des principes libéraux et démocratiques.
Vidéo : L’empire et ses ennemis : Les origines de l’Empire américain
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