L'empires et ses ennemis : Schumpeter
Le grand économiste et sociologue Joseph Schumpeter a fait en 1919 une brillante et dévastatrice critique de la théorie économique de l’impérialisme, dite néomarxiste. S’il est évident que des pays se font la guerre en invoquant des « intérêts concrets » de natures diverses, ces intérêts ne suffisent pourtant pas à expliquer la guerre. Il donne sa propre définition de l’impérialisme :
On entend toujours désigner sous le nom d’impérialisme (que l’accusation soit fondée ou non dans chaque cas n’est pas en question ici) le déploiement d’une agressivité dont la raison ne réside pas dans les fins momentanément poursuivies ; autrement dit, d’une agressivité qui trouve dans le succès même de ses entreprises un nouvel aliment et qui est à elle-même sa propre fin ; c’est ce qu’expriment encore des formules comme « politique de puissance » ou « politique d’hégémonie mondiale ».
Comme l’histoire est remplie d’épisodes où des peuples recherchent l’expansion pour l’expansion, on peut dire que :
L’impérialisme est la disposition, dépourvue d’objectifs, que manifeste un État à l’expansion par la force, au-delà de toute limite définissable.
Il montre que le recours au slogan impérialiste correspond à un stade de l’évolution politique de la Grande-Bretagne des années 1870, marqué par l’appel au sentiment national opposé aux luttes sociales. Retraçant l’historique du phénomène guerrier depuis la Haute Antiquité, il définit la guerre comme un état normal des sociétés humaines et insiste sur le fait que l’appareil guerrier a été créé par la guerre et crée ensuite les guerres que son existence exige, d’où la tendance à l’expansion par la force. Toute organisation orientée vers une fin engage ses membres dans la poursuite de cette fin par le seul fait d’exister. La conquête engendre la conquête et il devient impossible de s’arrêter. Les résultats finissent par contredire la politique que la guerre avait initialement voulu servir.
En ce sens, l’impérialisme correspond parfaitement au stade social représenté par les monarchies absolues européennes des xvne et xvme siècles. Il est antérieur à la révolution industrielle et à l’émergence de la société bourgeoise. L’existence de l’impérialisme dans les sociétés contemporaines n’est pas l’expression du capitalisme mais la perpétuation dans le présent d’un état ancien de la société. Par nature, le capitalisme est fondé sur l’ardeur au travail et la rationalité des buts recherchés. Une société capitaliste est une société où le refus de la guerre domine et où l’on cherche la conciliation des intérêts.
Le postulat de Schumpeter est que, partout où règne le libre-échange, aucune classe sociale n’a d’intérêt à l’expansion militaire, puisque chaque nation est en mesure de pénétrer économiquement dans les pays étrangers, aussi librement que si ce pays relevait du même ressort politique. Il en est ainsi pour les matières premières comme pour les produits manufacturés. La « domination des mers » ne signifie pas plus pour un pays que le fait d’avoir en charge la police du trafic des mers. La nationalité du détenteur d’une concession de chemins de fer importe peu, du moment que les voyageurs et les marchandises circulent.
Il est vrai que le protectionnisme favorise l’impérialisme. Les barrières douanières font des entrepreneurs des divers pays autant d’ennemis en état de guerre perpétuel et peu portés à soutenir une politique pacifiste. Mais le protectionnisme n’est pas par essence capitaliste. Il est contraire aux intérêts des consommateurs et des détenteurs de capitaux et il ne profite pas vraiment aux producteurs. Il tend à défendre les secteurs les moins développés de l’économie et pousse à la formation de cartels et de trusts débouchant sur une politique monopoliste des prix. Quand les cartels se forment avec une fusion de la haute finance et des grandes entreprises, c’est en général dans un cadre protectionniste et au détriment des « capitalistes moyens ». Alors l’exportation des capitaux devient lucrative pour une petite fraction de la société tandis que la lutte s’aiguise à l’extérieur. Tout le monde y est perdant, et la lutte s’exaspère en faisant appel à la colère et au chauvinisme de la population. L’impérialisme est lié au protectionnisme et aux monopoles. La conclusion de Schumpeter est péremptoire et provocatrice :
L’impérialisme moderne, comme le militarisme et le nationalisme, constitue un héritage dominé par l’État monarchique : en lui survivent, non sans transpositions des éléments structuraux, des formes d’organisation, une configuration d’intérêts et des attitudes qui ne sont compréhensibles que par référence à l’État monarchique.
Cari Schmitt a accusé Schumpeter de vouloir par son économisme « dépolitiser » le monde en ignorant la position de force que donne la supériorité économique dans les échanges. Ce qui apparaît comme le libre jeu des lois du marché renvoie, selon lui, à la domination d’une puissance prépondérante qui tendra naturellement à organiser le monde en fonction de ses intérêts. Elle aura d’ailleurs tendance à utiliser ses armes économiques (blocage du crédit, embargo sur les matières premières, dégradation de la monnaie de l’adversaire, etc.) pour imposer sa volonté. Sans remettre en cause l’existence d’un Etat monarchique militariste qui aurait plutôt ses préférences, Schmitt conteste l’apolitisme d’un système capitaliste de libre-échange qui ferait la guerre sans la dire parce qu’il substitue à l’instrument militaire l’arme économique et nie juridiquement l’existence de la guerre.
Dans la logique de sa pensée, on peut dire qu’on entre alors dans une série de mensonges : le capitalisme n’existe pas, il n’y a que des pays capitalistes. Tout pays qui voudra se soustraire aux effets « pacifiques » de l’État capitaliste dominant sera exposé à une forme de violence pire que celle de la guerre traditionnelle, qui prendra le nom de sanctions, d’expéditions punitives, de pacifications et sauvegarde des traités, de police internationale et de mesures destinées à garantir la paix :
L’adversaire ne porte non plus le nom de l’ennemi, mais en revanche, il sera mis hors la loi et hors l’humanité pour avoir rompu et perturbé la paix, et une guerre menée aux fins de conserver ou d’étendre des positions de force économiques aura à faire appel à une propagande qui la transformera en croisade ou en dernière guerre de l’humanité. Schumpeter et Schmitt évoquent clairement deux situations historiques distinctes qu’il faut pouvoir analyser plus précisément.
Géopolitique de l’État moderne
Le grand mérite de Schumpeter est d’avoir mis en relief le rôle de l’Etat monarchique préindustriel européen, appelé aussi monarchie absolue, État fiscal ou encore État moderne. Même s’il a d’autres fonctions, sa mission militaire est en effet première, et la majorité de ses ressources, même en temps de paix, y est consacrée. Jusqu’au xvmesiècle, les grands centres capitalistes de l’économie monde, Venise, Gênes, Amsterdam, ne coïncident pas avec les centres politiques de l’État moderne. Quand Londres devient à son tour le centre de l’économie monde, c’est au prix d’un affaiblissement du cadre constitutif de l’État monarchique britannique.
Dans la seconde moitié du xvme siècle, la domination européenne sur le monde est largement le produit de cet État monarchique. L’État moderne atteint sa pleine maturité. Les enjeux économiques des guerres ultra- marines sont toujours les denrées coloniales et le contrôle des voies de commerce. Le conflit franco-britannique dans le subcontinent indien n’a pas pour objet le débouché commercial indien, mais l’exportation vers l’Europe des indiennes. Dans le cadre du mercantilisme, l’enjeu de ces guerres est le contrôle des importations européennes, les exportations ne servant qu’à compenser les importations et à limiter les sorties d’argent monétaire.
La guerre de Sept Ans (1756-1763) amorce le grand renversement géopolitique du dernier quart du deuxième millénaire : le glissement de l’expansion européenne du Nouveau Monde vers l’Ancien Monde. La perte du Canada par la France trouve sa revanche lors de la guerre suivante, marquée par l’indépendance des États- Unis. Dès les années 1780, il est clair que le moment européen de l’histoire du Nouveau Monde se termine. On en profite pour en faire une critique radicale, comme le montrent les livres de Raynal et Diderot.
L’État fiscal européen (avec une variante britannique de plus en plus fortement orientée vers le crédit) est à l’origine de la société moderne. La tendance lourde de la fiscalité royale va vers le nivellement des statuts sociaux hiérarchisés pour aboutir à l’égalité de devoirs (et donc dans un second temps à une égalité des droits). L’action administrative pousse à la destruction des barrières économiques internes et à la constitution du territoire étatique en marché unique. Le premier moteur de l’unification du marché intérieur est le ravitaillement des villes capitales comme Londres et Paris. La production des marchandises d’exportation pour le grand commerce maritime, océanique et méditerranéen, reste le propre d’un certain nombre de régions littorales.
L’affirmation de l’État moderne est concomitante au démarrage de la transition démographique européenne (déclin de la mortalité, maintien d’une forte natalité). La relation entre les deux est difficile à déterminer, mais il est clair que l’État moderne a joué un rôle essentiel dans l’arrêt de la propagation des grandes épidémies de peste (par la mise en place de quarantaines, lazarets, barrières sanitaires) et que l’unification en cours du marché intérieur a permis de limiter les crises alimentaires en dépit des résistances locales (guerre des farines dans la France de Louis XVI). De surcroît, en cas de risques de disette, voire de famine, l’Etat a la capacité financière et matérielle d’importer des produits céréaliers de pays relativement distants par voies maritimes.
Vidéo : L’empires et ses ennemis : Schumpeter
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