Les débuts de la décolonisation
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la légitimité de l’ordre colonial européen a déjà été considérablement ébranlée et la refondation des normes juridiques libérales démocratiques en a sapé les fondements. Il n’en reste pas moins que c’est la guerre du Pacifique qui lui a porté le coup mortel. Dans les territoires occupés par les Japonais, il s’avère impossible de rétablir le système ancien. Les Néerlandais se lancent dans une tentative vouée à l’échec de restaurer leur autorité sur leurs anciennes possessions indonésiennes. La France en fait de même en Indochine. Les Américains respectent leurs engagements de reconnaître l’indépendance des Philippines. Les Britanniques réussissent temporairement en Malaisie. Face aux mouvements indépendantistes, les Occidentaux sont pour le moins contraints d’accepter le principe de transfert des compétences gouvernementales là où ils maintiennent leur présence. Ils ne font que retarder l’inévitable et pour peu de temps.
De surcroît, les Britanniques ont perdu le contrôle de l’Empire des Indes. Le rapport des forces fait qu’il est illusoire de vouloir restaurer l’ordre ancien. La logique de la dyarchie conduit inévitablement à l’indépendance à un moment où les anciennes élites collaboratrices basculent dans le nationalisme. Commence le moment des « techniciens de la décolonisation » dont Lord Mountbatten apparaît comme le premier et le plus éminent représentant. Il faut dans la mesure du possible limiter les dégâts lors du processus accéléré de transmission des pouvoirs tout en essayant de conserver des capacités d’influence fondées sur de nouvelles relations. La disparition de l’ordre extérieur révèle totalement les clivages internes de l’ex-société indigène. La reformulation des identités sous l’impulsion des processus de modernisation se traduit par le heurt sanglant de nationalismes locaux qui marginalise ce qui reste de la présence coloniale. Les Britanniques impuissants sont les témoins d’une partition qui fait plus de victimes que la conquête coloniale elle-même.
On s’attache au maintien de liens symboliques dont l’histoire précédente de l’Irlande et des Dominions a montré la précarité et l’inefficacité à moyen terme. On considère ainsi que l’appartenance au Commonwealth des États successeurs non blancs est une victoire morale à valeur de compensation, sans véritablement s’illusionner sur la force des relations ainsi maintenues. La France tente de s’inscrire dans la même voie en changeant son vocabulaire. Les colonies deviennent « l’outremer » et l’Empire «l’Union française». On abolit la distinction entre « sujet » et « citoyen », fondée sur le statut personnel. La volonté patrimoniale est nettement plus marquée, mais la générosité du discours se heurte à la réalité du maintien d’une relation inégalitaire. Il ne peut être question d’une complète égalité des droits entre les citoyens d’outremer et ceux de métropole.
L’appartenance patrimoniale des colonies aux métropoles pose le problème supplémentaire de l’application de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. À partir de la ratification, les États contractants peuvent notifier quels sont les territoires concernés du moment qu’ils en assurent les relations internationales Autrement dit, les territoires métropolitains sont concernés par la ratification et les territoires coloniaux par la déclaration. Il n’est pas obligatoire d’étendre l’application à l’ensemble des territoires coloniaux. II en est de même pour les protocoles additionnels.
Lors de son entrée en vigueur en 1954, les Britanniques l’étendent à une série de territoires coloniaux où ” il n’existe pas d’état d’urgence. Inversement, chacune des indépendances signifie l’abolition de l’application, puisque le nouvel État n’appartient pas au Conseil de l’Europe. La seule question coloniale portée au Conseil a été celle de la répression britannique à Chypre. La Grèce s’est servie de cette arme juridique, et l’on ne pouvait pas nier le caractère européen de l’île. Ailleurs, en fonction de la situation, la Grande-Bretagne a pu obtenir des dérogations prévues par l’article 15. La décolonisation a rendu la question de plus en plus académique, mais la convention a bien marqué la séparation juridique entre la métropole et ses territoires. La France a esquivé la difficulté en ne ratifiant la convention qu’en 1974 avec des réserves concernant les territoires d’outre-mer.
Il n’en reste pas moins que Français et Britanniques ont l’impression de faire la part du feu. Si la route des Indes disparaît avec l’Empire du même nom, les réseaux constitués au Moyen-Orient durant l’entre- deux-guerres se maintiennent. L’Afrique noire, en raison de son « retard », semble devoir échapper à une décolonisation proche. On voit dans l’Afrique et le Moyen- Orient les ressources indispensables pour la reconstruction d’une Europe dévastée par la Seconde Guerre mondiale. Là encore l’illusion dure peu. Les travaillistes britanniques au pouvoir ont la noble ambition de transformer la sujétion coloniale en relation de partenariat bénéfique à toutes les parties, mais ils se heurtent à la dure réalité de l’absence de moyens pour mettre en œuvre les ambitieux plans de développement préconisés. La IVe République française s’engage plus sérieusement dans une logique développementaliste et modernisatrice, mais au prix d’un accroissement constant des coûts de gestion et d’administration, d’où la naissance d’une interrogation : l’Union française représente-t-elle plus une charge qu’un bénéfice pour la métropole ? Bientôt, on parlera du choix à faire « entre la Corrèze et le Zambèze ».
Les sciences coloniales classiques agonisent parce qu’elles sont restées prisonnières de l’inventaire des populations des premiers temps de la conquête et qu’elles ne peuvent prendre en compte les transformations sociales et les migrations de population, en particulier vers les villes. On n’a pas d’administrateur des Affaires indigènes dans les bidonvilles des mégalopoles en voie de constitution. On a recours aux nouvelles sciences sociales, en particulier la sociologie urbaine, pour savoir comment orienter les transformations sociales dans le sens de la modernité, mais rapidement ces nouveaux spécialistes font sécession pour se mettre au service des projets indépendantistes. Le legs le plus durable sera un mélange d’économie et de géographie servant à l’aménagement du territoire. Beaucoup de ces projets seront des ébauches qui seront reprises et exécutées par 1 ’État indépendant.
Le chant du cygne développementaliste de la dernière génération des administrateurs coloniaux s’est heurté à l’impossibilité pour une Europe en ruine de réaliser les transferts économiques nécessaires pour les projets de mises à niveau. Ces transferts supposent pour être admissibles une « métropolisation » des populations colonisées : la mise à égalité avec la population métropolitaine et la constitution d’un corps politique unique ; c’est-à-dire de prendre au sérieux et jusqu’au bout le projet impérial. Tel est le sens de la discussion d’un « édit de Caracalla » faisant de toutes les populations de l’empire de vrais citoyens français. Une telle perspective se révèle impossible et ses adversaires notent que l’édit en question appartient à la décadence romaine (c’était avant la réhabilitation du Bas-Empire, redéfini en Antiquité tardive). L’Union française ne peut que s’orienter vers un système confédéral. Par ailleurs, les élites locales se montrent de plus en plus intéressées par leurs propres projets nationaux. Enfin, une fois les économies européennes restaurées, l’entrée simultanée dans l’État providence et la société de consommation rend la question encore plus difficile. L’égalisation des conditions risque de rendre improductives les structures de production reposant sur la main-d’œuvre à bas coût et de créer une population « d’assistés ». Les départements d’outre-mer, ces vieilles colonies métropolisées, se sont heurtés à ce redoutable problème de la dépendance envers les transferts dits sociaux.
La reconstruction économique de l’Europe s’est faite grâce aux transferts de ressources venues des Etats- Unis et non par un prélèvement sur ce qui reste de l’empire colonial. Certes les concepteurs du plan Marshall ont pris en compte l’utilisation croissante du pétrole, destiné à moyen terme à supplanter le charbon européen comme première source d’énergie, mais ce pétrole vient d’un Moyen-Orient composé d’États ayant récupéré l’essentiel de leur souveraineté (le pétrole d’Afrique du Nord n’entrera vraiment en exploitation qu’après les indépendances). Les États de la rente pétrolière ont parfaitement conscience de l’importance de leurs intérêts. Dès la fin des années 1940, ils renégocient avec âpreté les concessions et jouent sur la concurrence des nouveaux entrants, les compagnies « indépendantes » américaines (ne faisant pas partie du club des « 7 sœurs ») et les nouvelles compagnies étatiques européennes, pour exercer des pressions sur les positions établies des « majors » acquises auparavant. Au-delà, ils comprennent que, pour qu’il y ait des pays « producteurs », il faut qu’il y ait aussi des pays consommateurs et que la relation est à double sens.
Vidéo : Les débuts de la décolonisation
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