Les effets de la première guerre mondiale sur le genre: les femmes sur tous les fronts
Les femmes dans l’économie de guerre :
Le départ des soldats provoque au sein des familles des situations financières dramatiques; l’État adopte une politique d’assistance : le 5 août, une allocation – faible – pour les femmes de mobilisés est créée, dans le but officiel non de subvenir aux besoins des familles, mais de soutenir le moral des poilus ! La mobilisation des hommes rend nécessaire le recours aux femmes pour faire marcher l’économie, dès que la guerre s’avère longue et que l’appel à des hommes (mobilisés pour l’industrie et main-d’œuvre étrangère) ne suffit plus. La mobilisation des femmes dans l’industrie se fait donc tardivement et lentement. Elle est rapide, par nécessité, dans l’agriculture, dès le 7 août 1914, au moment de la moisson. Le travail féminin ne donne pas lieu au cours du conflit à la mise en place de structures qui l’organiseraient et le contrôleraient; l’État se contente d’accorder des subventions à des organisations qui œuvrent en ce sens, et les femmes ont peu recours aux offices départementaux, mis en place par le ministère du Travail en 1915.
Des paysannes devenues paysans…
Répondant donc à l’appel de René Viviani afin que les femmes remplacent « sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille » et, sans doute plus encore, à l’urgence de la moisson, les paysannes suppléent l’absence des 1 500 000 travailleurs (sur 5 200 000) appelés au front, chiffre qui croît avec les années de conflit : en 1918, 60 % des agriculteurs sont au combat. Voilà les paysannes contraintes de sortir de leurs tâches habituelles, obligées de prendre des décisions, même si par courrier leurs maris essaient de les conseiller. Les mesures adoptées par le gouvernement (création d’un Office national de la terre, recours aux prisonniers de guerre) sont insuffisantes ; la réquisition des animaux alourdit et complique la tâche des femmes qui, dans les cas extrêmes, sont obligées de s’atteler à la charrue. La solidarité villageoise fonctionne mais connaît aussi ses limites. Un nouveau rapport entre les paysannes et les machines, qu’utilisaient le plus souvent uniquement les hommes, s’instaure. Si les femmes manient la charrue, elles ont tôt fait de comprendre que la mécanisation rend caduque la différence musculaire entre les sexes ; aussi celles qui en ont les moyens s’engagent-elles dans la mécanisation, que conseille du reste le gouvernement (moissonneuse américaine McCormick, batteuse de la société française Voiron). Cette amélioration – effet inattendu de la guerre – ne concerne que les exploitations les plus aisées ou celles qui se regroupent. Pour les femmes des fermes modestes, surtout celles qui n’ont pas de personnel, le travail des champs est surtout synonyme de désarroi, de solitude, de surmenage, d’accidents. La prise de responsabilités et la liberté des femmes sont limitées par la morale villageoise et familiale qui délègue aux hommes, trop âgés ou trop jeunes pour être au combat, l’autorité patriarcale des absents et attend des femmes qu’elles soient les gardiennes des mœurs et de la tradition.
À l’assaut des bastions industriels masculins :
La guerre nécessite la marche forcée de secteurs qui demeuraient des domaines masculins, tels la métallurgie et l’armement. D’abord cantonnées à des tâches subalternes nécessitant peu le recours à la force physique, associées à des ouvriers expérimentés pour suivre un apprentissage sur le tas, les femmes employées dans l’industrie se voient peu à peu confier toutes les tâches. En 1918, les ouvrières représentent 60 % du personnel chez Citroën, 29 % chez Renault, 20 % chez Panhard, 10 % chez Blériot.
Le 20 juillet 1916, une circulaire gouvernementale se félicite de l’emploi des femmes dans la fabrication des obus, des cartouches, des grenades et l’impose même à d’autres travaux comme le contrôle et le ceinturage des obus de 75 à 120… Celles que l’on disait, de par leur fragilité, uniquement aptes à manier l’aiguille, sont désormais habiles dans le maniement de l’obus et méritent, par conséquent, le surnom de « munitionnettes », le diminutif étant la marque de leur féminité; la virilité attachée au domaine de l’armement vacille. La forteresse de la presse et du livre tombe aussi.
Comme dans l’agriculture, la présence des femmes incite à mécaniser; Albert Thomas, sous-secrétaire d’Etat à l’Artillerie, préconise la modernisation pour économiser aussi la main-d’œuvre. La mécanisation commence dès 1915 par l’introduction de machines en provenance des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et de Suisse. Si elle allège l’effort physique – encore que, construites par et pour des hommes, de nombreuses machines ne soient pas adaptées au gabarit féminin, la mécanisation conduit aussi à une plus grande division des tâches, qui voue bon nombre d’ouvrières et d’ouvriers à un travail répétitif, sans qualification. Les journées de travail s’en trouvent raccourcies (8 h 50) et coupées par des pauses. Des industriels en profitent pour imposer une rémunération à la pièce et tout un système de primes qui se solde par une accélération des cadences dans le but, pour les industriels, de maximiser les rendements et, pour les travailleurs, de gagner davantage. La mobilité des ouvrières est grande, la région parisienne joue un rôle capital, mais la province n’est pas en reste (Basse- Seine, Midi, région lyonnaise, Bassin stéphanois); de nombreuses réfugiées y trouvent un emploi mais vivent durement, mangeant en réfectoire et dormant en dortoir. Les conditions de travail sont pénibles et dangereuses, dans des établissements souvent insalubres où, sous prétexte de la guerre, la législation sociale n’est plus appliquée. Les féministes n’en applaudissent pas moins à l’entrée des femmes dans ces secteurs, convaincues qu’elle est définitive. Elles en profitent pour demander et obtenir d’Albert Thomas la création, au sein du sous-secrétariat d’État, d’un Comité du travail féminin (1916, 45 membres dont dix femmes, présidence : le sénateur Paul Strauss, défenseur de la mère et de l’enfant). Son action est maigre, centrée davantage sur la protection morale des ouvrières que sur l’amélioration des conditions de travail, qui se sont dégradées.
Après une baisse des salaires au début du conflit, les industriels des secteurs clés de l’économie de guerre proposent rapidement aux femmes des salaires attirants, supérieurs à ceux dont elles ont l’habitude, y compris dans les industries où elles étaient le plus employées, comme le textile, en crise avant guerre. Conscientes de leur importance dans la bonne marche de l’économie de guerre, sensibles au climat de l’année 1917, les ouvrières multiplient les grèves, qui dépassent alors en nombre celles de hommes (métiers de la couture puis secteur de l’armement), pour protester contre la vie chère et obtenir une hausse des salaires. Sous la pression, ceux-ci augmentent au cours du conflit : en 1916, le salaire d’une ouvrière varie de 3 à 6,50 francs par jour, il atteint de 7 à 14 francs en 1918; les ouvrières de la métallurgie ont surtout bénéficié de cette hausse, leur salaire a plus que doublé durant la guerre. Les salaires féminins ont cessé d’être des salaires d’appoint ; l’écart, à travail égal, avec celui des hommes a diminué (un cinquième en 1917 contre la moitié en 1913) mais existe toujours. Le principe « à travail égal, salaire égal » fait son chemin : le gouvernement le suggère aux industriels, mesure démagogique puisqu’il conçoit une diminution des salaires des ouvrières du coût de la modernisation que leur présence a rendu nécessaire. Mais les secteurs traditionnels de l’emploi féminin continuent de très mal payer, le minima imposé pour le travail à domicile, à déclarer obligatoirement, depuis la loi de juillet 1915, à la suite de l’action de Gabrielle Duchêne, n’est pas même respecté; on comprend dès lors que des femmes – les bonnes notamment – se pressent à la porte des usines.
La percée des femmes dans les services :
Ange blanc, tel est le surnom des infirmières et aides-soignantes, qui pansent les blessures et réconfortent les âmes des poilus ; eux seuls sont des combattants : l’armée, univers exclusivement masculin, reste fermée aux femmes, qui ne s’en approchent que dans ses bureaux, audacieuse innovation. Ces silhouettes de dames en blanc, directrices d’hôpitaux, ambulancières, soignantes, appartiennent au paysage du front ou de l’arrière. Infirmières de formation ou de fortune, les 70 000 bénévoles qui aident la Croix-Rouge perpétuent la tradition de la femme soignante. La guerre l’élargit aux femmes de la moyenne, voire de la haute bourgeoisie ; elle les projette dans un univers de sang et de nudité, où elles découvrent crûment l’autre sexe. Les femmes soignantes ne remplacent donc pas là les hommes ; elles sont les subalternes des médecins, les femmes médecins – elles sont quelques centaines en 1914 – ont bien du mal à se faire admettre près des lignes, et il faut toute la renommée et la force de Marie Curie (1867-1934) pour recevoir l’agrément du Service de santé et imposer la radiologie au front.
Les souffrances de la guerre nécessitent à l’arrière un développement des secteurs sociaux : les infirmières visiteuses annoncent les assistantes sociales.
L’enseignement primaire souffre de la mobilisation de la moitié des instituteurs ; elle bouleverse les habitudes et les préjugés qui donnaient les classes de garçons et celles des niveaux supérieurs aux hommes. Dans les villages campagnards désertés par les conseillers municipaux, les institutrices, fortes de leur savoir, se chargent des tâches administratives, s’inscrivant dans la vie municipale dont la loi les exclut en tant que femmes.
Le remplacement des enseignants est plus difficile dans le secondaire, faute de candidates munies des diplômes nécessaires. Toutefois, la guerre permet aux femmes d’enseigner toutes les matières, à l’exception, de taille, de l’histoire et de la philosophie, expression de la réserve quant aux qualités spéculatives des femmes et du refus de leur insertion dans le politique. Pourtant, deux femmes, ni électrices ni éligibles, Jeanne Tardy et Berthe Millard, sont nommées, en mars 1917 dans le gouvernement Ribot, l’une auprès du sous- secrétariat d’Etat aux Finances, l’autre auprès du ministre du Travail.
La guerre amplifie la féminisation, déjà bien entamée, du secteur des employées, que ce soit dans le commerce ou l’administration; les 18 000 mobilisés des PTT sont remplacés par des femmes, l’opposition des syndicats ne parvient pas à freiner la féminisation dans les transports ; toutefois, s’ils acceptent, fin 1915, des contrôleuses, c’est après avoir clairement précisé qu’elles n’étaient que des remplaçantes et que les hommes retrouveraient, la guerre finie, leurs postes.
La guerre contre les femmes :
L’occupation de dix départements français met les populations au contact des troupes ennemies. Les exactions n’épargnent pas les femmes ; les connaissances historiques demandent sur ce point à être approfondies. Il faudrait pouvoir chiffrer avec précision le nombre de femmes arrêtées par les Allemands, celui des déportées, étudier leurs conditions de travail dans les champs, de détention dans des camps dits de réunion, en dépassant ou infirmant les rumeurs selon lesquelles elles seraient prostituées. En 1916, le gouvernement français adresse aux gouvernements des pays neutres un rapport dénonçant les comportements allemands, contraires aux conventions de La Haye. Le premier conflit mondial n’échappe pas aux viols de guerre, souvent collectifs. Le corps des femmes est considéré, consciemment ou inconsciemment, par les vainqueurs du moment comme leur butin, il est le lieu où la force virile du combattant inscrit sa victoire en possédant la femme de l’autre, pratique qui relève de la culture de guerre. Tus par honte par les femmes, pourtant victimes, ces viols deviennent criants lorsqu’ils sont suivis d’une grossesse. Ils sont suffisamment nombreux pour qu’à partir de 1915 les naissances des enfants de l’ennemi posent problème ; celui-ci est compliqué par les réactions de détresse extrême de mères qui tuent l’enfant du viol, de la honte et de la barbarie. Les procès pour infanticide révèlent l’état d’esprit et son évolution. Dans un premier temps, en 1915 et 1916, l’indulgence est de mise à l’égard de la mère : l’enfant tué est, par son géniteur, un ennemi dont il porte les gènes, il risque de mettre en danger la pureté du sang français, il est une injure pour le combattant des tranchées. Le geste irrémédiable de la mère devient un acte de courage, de patriotisme, de combattante donc. Il s’ensuit un débat sur le recours à l’avortement, à l’accouchement sous X dans ce seul cas exceptionnel. Mais la durée du conflit, la saignée démographique qu’il produit, conduisent au fil des ans à préférer la vie à la mort, à parier sur la force du sang français pour noyer le sang allemand dans les veines de l’enfant du viol, sur celle de l’humanisme français qui fera taire la « Kultur » germanique, sur l’amour des « parents » qui oublieront l’origine de l’enfant. Les femmes enceintes de viol doivent garder l’enfant, seul objet des débats qui ne s’inquiètent jamais du traumatisme des victimes, et soupçonnent certaines d’avoir fabulé un viol pour cacher une grossesse adultérine. Les féministes ont à ce sujet leur mot à dire. Les réformistes, opposées à l’avortement, regardé comme un crime (Ligue contre le crime d’avortement, 1909, CNFF, Marie d’Abadie d’Arrast, 1837-1913) sont favorables à l’abandon, le Suffrage des femmes réclame pour ces enfants un parrainage. La féministe Jane Misme (1865-1935), directrice du journal La Française, profitant de la levée provisoire d’un tabou, ose faire un parallèle entre les viols de guerre et les relations sexuelles maritales contre la volonté des femmes; elle suggère ainsi l’existence de viols dans le mariage, permis par le Code civil qu’il faut donc réformer.
La guerre touche aussi les femmes par la douleur non mesurable de l’absence et/ou de la perte des être aimés : la Grande Guerre laisse après elle 600000 veuves, des mères éplorées et des fiancées sans futur époux, beaucoup resteront célibataires.