Méditerranée : Les Églises et les États
La disparition des Etats pontificaux marqua le début du déclin du catholicisme traditionnel. Bien que l’Eglise gardât le soutien de la plupart de ses ouailles, ses institutions s’affaiblirent considérablement et les structures de la Contre-Réforme furent abolies. Ce fut un long processus, dont les politiques menées par les gouvernements nationalistes de la deuxième moitié du XIXe siècle ne constituèrent que l’étape finale. Plus tôt, les Lumières avaient déjà ouvert des brèches, puis les révolutionnaires français et leurs adeptes.
L’abolition de l’ordre des jésuites, en 1773, constitua une rupture décisive avec la Contre-Réforme catholique. Ordre international ayant prêté serment de loyauté envers la papauté, les jésuites étaient enviés au sein de l’Eglise. Leur disgrâce constitua un triomphe de l’Ètat sur l’Église. Déjà, chassé du Portugal en 1759, l’ordre fut supprimé en France en 1764. Il fut également repoussé hors d’Espagne et de Naples en 1767. Puis le pape Clément XIV fut forcé par lés dirigeants bourbons, qui s’emparèrent des enclaves papales d’Avignon et de Bénévent, d’abolir l’ordre, ce qui atteste du prestige déclinant de la papauté. Peu à peu l’ordre finit par disparaître aussi des autres États catholiques.
L’interdiction de l’ordre desservit ceux qui l’avaient mis en place. De nombreux jésuites furent brutalement traités et d’utiles institutions détruites ou lésées. Deux poètes hongrois, anciennement jésuites, Ferenc Faludi et David Szabô, virent dans cette désintégration la fin d’une culture et le symptôme du déclin de la société européenne. Elle marqua très certainement la mort de l’ancienne Europe.
L’Église perdit de son influence sur d’autres plans, puisque les chefs d’Etats cherchèrent à maintenir sous leur contrôle la vie religieuse. La prédominance cléricale dans les domaines de la censure, de l’éducation et du mariage fut supprimée ou réduite. Les concordats limitèrent les privilèges fiscaux du clergé. Cependant, une résistance aux attaques dont firent l’objet les pratiques religieuses traditionnelles se mit en place. Les tentatives de réglementer ou de limiter les coutumes liées aux représentations de Dieu, aux pèlerinages et aux confraternités, entraînèrent des protestations, des faits de désobéissance, voire des actes de violence, comme à Florence et à Livourne en 1790.
Malgré tout, la réglementation devint plus sévère au XIXe siècle, notamment lorsque le soutien apporté à l’Eglise cessa d’être universel pour devenir un positionnement politique perçu avec suspicion par les partis influents en France, en Italie et en Espagne. Parallèlement, alors que les relations internationales évoluaient, la politique et la culture traditionnelles se transformaient.
Commerce et industrie
L’ancien schéma, constitué d’un empire puissant en Méditerranée orientale et d’une souveraineté plus fragmentée à l’Ouest, appartenait au passé. Tout le bassin méditerranéen s’était désormais ouvert aux intérêts extérieurs. Les statistiques économiques corroborent cette affirmation : en 1660, Marseille importait 19 000 quintaux de café du Yémen via l’Egypte ; en 1785, elle en faisait venir 143 310 quintaux, dont 142 500 des Antilles. Les Européens s’étaient emparés de la quasi-totalité du marché du café. Introduit en Martinique et en Guadeloupe en 1725, puis à Saint-Domingue en 1730, le café des Antilles françaises s’imposa mondialement face à celui des Indes orientales hollandaises. En 1770, 350 000 quintaux furent récoltés et en 1790 la production dépassa les 950 000 quintaux. Une grande partie était acheminée en France et majoritairement réexportée à partir de Marseille, notamment vers l’Empire ottoman, inversant ainsi le flux des années 1660.
La Méditerranée recelait bien des marchandises- à vendre. Les produits agricoles constituaient les principales exportations italiennes. Le sel, de Cagliari en Sardaigne mais aussi d’Alicante en Espagne, d’Ibiza et de Trapani en Sicile, figurait sur le registre des marchandises entrant en Baltique. En 1780, le chlorure de sodium constituait la principale importation suédoise des contrées méditerranéennes. En 1752, la soie comptait pour 78,7 % des exportations du Piémont.
De tels échanges permettaient certes de drainer de l’argent en Méditerranée, mais ne pouvaient rivaliser avec les richesses que généraient les marchandises (thé chinois, coton indien, sucre, café et tabac du Nouveau Monde, or brésilien) qui traversaient les océans à destination des ports européens donnant sur la façade atlantique. D’autant plus que la Méditerranée ne produisait pas, contrairement à l’industrie britannique, de biens manufacturés, dont la valeur ne cessa de croître dès la fin du XVIIIe siècle.
Par conséquent, le négoce se résumait de plus en plus à l’apparition de produits étrangers en Méditerranée et à celle de marchands désireux d’exploiter des matières premières. Les tentatives pour libérer les échanges n’aidèrent pas beaucoup les économies locales. La suprématie de Livourne en tant que centre commercial doit beaucoup à son statut de port franc remontant à 1675. D’autres villes italiennes optèrent pour le même statut, Messine en 1728 et Ancône en 1732. En 1719, Trieste et Rijeka devinrent des ports francs lorsque l’Autriche décida de doper son commerce dans l’Adriatique. En 1748, la libre circulation des marchandises étrangères fut introduite dans les Etats pontificaux.
les industries régionales
Les recherches montrent que, dans des domaines habituellement ignorés par les statistiques du développement économique, certaines régions, la Vénétie à la fin du XVIIe siècle ou l’Espagne au XVIIIe ou XIXe siècles, ont fait preuve d’une adaptabilité remarquable. En revanche, aucune industrialisation n’a été décelée dans les Balkans à la tin du XVIIIesiècle ou en Sicile suite à l’invasion de Garibaldi en 1860. En effet, ce n’est pas un hasard si l’une des principales exportations de la Sicile et de Naples fut les natifs mêmes de ces régions, en quête d’un plus grand bien-être dans le Nouveau Monde. Il en va de même de l’Ecosse, qui fut pourtant, elle, le théâtre d’une révolution industrielle.
L’agriculture, à l’instar de l’industrie, s’était également transformée. En Sicile, les hausses de production de blé n’étaient réalisables qu’en étendant les terres cultivées et les récoltes n’augmentaient qu’en utilisant les champs en jachère. Le labourage était encore effectué au moyen de binettes qui effleuraient à peine la surface du sol. En Lombardie, une région agraire naturellement fertile, la culture du riz se développa à partir des années 1730, grâce notamment à l’activité des fermiers à bail, mais aussi grâce à la disponibilité locale de capitaux nécessaires au système d’irrigation. Un critère objectif atteste de l’expansion agricole lombarde au cours de la seconde moitié du siècle : la hausse des exportations de riz, de soie, de fromages et de beurre. On note également des améliorations significatives en Vénétie, où la culture du maïs se répandit largement.
Toutefois, l’Italie n’était, dans l’ensemble, pas si prospère. Les agriculteurs recouraient aux méthodes traditionnelles et à la culture extensive, plutôt qu’à des méthodes intensives et innovantes. La culture mixte de la plaine lombarde, le bétail fournissant engrais et lait, ne fit pas d’émules. En outre, les efforts pour encourager la culture de la pomme de terre n’eurent qu’un faible impact. De gros problèmes — terrains arides, rareté de l’eau, mauvaises communications et manque d’investissements —’ entravaient encore la péninsule en 1800. Malgré l’extension des méthodes de cultures commerciales à toute l’Italie au cours de la seconde moitié du siècle, l’agriculture de subsistance resta la norme.
De même, la transhumance demeura longtemps un élément crucial de l’élevage européen. Le bétail quittait les montagnes savoyardes à destination des vallées le 10 octobre de chaque année. Quasiment à la même époque, les moutons de la Mesta partaient du centre du pays où ils avaient pâturé tout l’été en direction des plaines. Ce périple donnait lieu à la plus importante migration animale d’Europe et permettait de relier les régions : les Apennins à la plaine d’Èmilie-Romagne, les montagnes des Abruzzes aux plaines de Capitanata, à proximité de Foggia, créant ainsi une structure complexe à la base de. l’économie méditerranéenne. Ailleurs, les troupeaux de moutons étaient conduits du Roussillon vers Barcelone et le bétail du Piémont à Gênes.
l’émergence de l’état-nation
De même, l’avènement des bateaux à vapeur permit d’allonger les périodes de navigation et d’assurer un transport plus fiable des marchandises. Le vent et la marée constituèrent dès lors des paramètres moins importants, même si les navires à voile, qui se révélaient moins onéreux à l’achat et à l’entretien, ne disparurent pas totalement. Les bateaux à vapeur consommaient du charbon et leurs exigences entraînèrent une concentration du commerce dans un nombre limité de ports, ceux dotés des équipements nécessaires. Les autres devinrent secondaires. Ce processus fut accentué par la possibilité d’effectuer des transbordements dans certains terminaux.
La consommation par une population de plus en plus riche et nombreuse stimula la production. Au XIXe siècle, la demande, notamment en tabac et coton, s’étendit aux Balkans. Ce fait affecta considérablement la conscience collective des populations concernées. Auparavant, c’était la région, et non l’Ètat, entité éloignée, qui produisait la majorité des biens consommés localement, construisait l’identité et suscitait intérêt et loyauté. Cette constatation est particulièrement manifeste dans le sud de l’Italie, suite à son unification avec le Nord. A Naples et en Sicile, une forte résistance au nouveau régime italien, perçu comme étranger, se développa. L’opposition était si prononcée qu’en 1866, lorsqu’on enrôla des jeunes pour combattre en Australie, les Napolitains et les Siciliens furent exemptés. Toutefois, les gens du cru ne soutenaient pas pour autant les Bourbons de Naples, dont le pouvoir était faible, notamment en Sicile, île quasi ingouvernable à cause du brigandage.
En Espagne, les carlistes s’appuyèrent, au XIXe siècle, sur les loyautés locales, notamment en Navarre et en Catalogne. Lors de la seconde guerre carliste (1868- 1876), il y eut un soulèvement républicain et anti-centraliste à Carthagène (1873- 1874). Plus tôt, la révolte corse contre le pouvoir génois en 1730 prit la forme d’une lutte entre les habitants des campagnes et ceux des villes, où vivaient de nombreux Génois, les deux populations cherchant à s’approprier les fertiles plaines alluviales.
Le régionalisme était également bien ancré dans les Balkans ottomans. D’ailleurs, il est possible d’établir des liens entre le pouvoir décentralisé qui caractérisa le XVIIIe siècle et l’affaiblissement du gouvernement au XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, un nouveau groupe de dirigeants provinciaux, communément appelés ayans (notables), émergea dans ces régions. Ils étaient les seuls à assurer une administration locale efficace. Ainsi, des familles puissantes s’appuyant sur des armées privées dominèrent l’Albanie, le centre de la Grèce et la Morée. La Bosnie était dirigée par des beys, membres de la noblesse locale influente et semi-indépendante, qui parlaient la langue locale et comprenaient les us de la région, tandis que l’autorité du gouverneur ottoman était souvent assez restreinte. De plus, la vente des terres publiques à de hauts responsables issus des quatre coins de l’Empire ne contribua pas à renforcer le pouvoir central. La faiblesse de ce dernier l’obligea à coopter de nombreux ayans dans le système administratif provincial, notamment durant les périodes difficiles.
Ils étaient alors officiellement nommés. À d’autres moments, des chefs déterminés cherchaient à réduire le pouvoir des ayans. Le dynamique grand vizir Halid Hamid Pasa s’y essaya en 1785 mais abandonna lorsque la guerre contre la Russie en 1787 éclata. Ainsi, en marge de la domination étrangère, du retard économique et de l’émergence d’Etats-nations, apparaît une réalité plus complexe. Ces trois éléments sont réels mais, dans le même temps, prévaut une diversité prévisible dans une région aussi plurielle et complexe. N’est-ce pas cette diversité qui rend l’histoire de la Méditerranée si fascinante ?
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