Une Allemagne au singulier : Économie et société
Plus sûre d’elle-même, l’Allemagne, loin de tout « miracle économique », opère une restructuration en profondeur du modèle économique qu’elle représentait. Mais est-ce vraiment volontairement ?
La crise d’un modèle économique
« Si, pendant les décennies 70 et 80, la puissance de l’économie allemande s’affirme nettement, on assiste, dans le même temps, à l’entrée en crise du “modèle” socio-économique mis en place après la Seconde Guerre mondiale. L’unification entre la RFA et la RDA fonctionne, entre 1989 et 1993, comme un véritable dopage qui masque des problèmes structurels et retarde les échéances. C’est pourquoi, en 1992-1993, le pays entre dans sa plus grave crise économique et sociale depuis 1945 : recul du produit intérieur brut (PIB), difficultés à l’exportation en raison de la perte de compétitivité, brutale poussée du chômage et de la pauvreté, accélération du redéploiement sectoriel et géographique des konzerns.
En totale rupture avec les décennies précédentes, la société renoue avec un chômage structurel massif, alors que la précarité et la pauvreté de masse b explosent (4,6 millions de pauvres en 1993, deux fois plus qu’en 1980) et que les oppositions régionales n’ont jamais été aussi nettes entre le nord et le sud, et s surtout entre l’ouest et l’est du pays. L’ex-RDA ne représente plus que 8,5 % du is PIB de Pex-RFA, malgré des subventions publiques massives qui représentent au moins 30 % des investissements industriels : 5,4 milliards de francs sur un total f de 18 milliards pour la nouvelle raffinerie de Leuna.
5 Face aux difficultés internes, les grands groupes se redéploient. D’abord en § accélérant la mondialisation et la restructuration de leur appareil productif par la mise en concurrence des coûts salariaux allemands et mondiaux, en particulier 3 est-européens et asiatiques. L’effet est immédiat : l’Allemagne perd un million d’emplois industriels (-14 %) en 1993. Cette recherche d’une “compétitivité” destructrice d’emplois explique l’absence de création de postes de travail, malgré l’augmentation des exportations en 1994.
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Deuxième volet de leur stratégie : les Konzerne relancent la guerre commerciale, principalement contre leurs concurrents occidentaux, sur les marchés européens, mais surtout américains, asiatiques — notamment à l’occasion de la visite du Premier ministre chinois, Li Peng, à Bonn, en juillet 1994 et est-européens. Déjà bien engagée, la “conquête de l’Est” s’accélère .
Plus fondamentalement, la coalition conservatrice dirigée par Helmut Kohi s’applique avec détermination, malgré les nombreuses résistances rencontrées, à mettre en œuvre une politique néolibérale, tranchant avec la prudence des décennies précédentes, afin d’insérer toujours plus efficacement les grands groupes industriels et financiers dans l’Europe du marché unique. Trois grands axes se dégagent. En premier lieu, l’attaque généralisée contre le système de contrôle et de régulation du marché du travail, dont la cogestion, progressivement vidée de sa substance.
Deuxième axe : la réorganisation des activités financières et bancaires qui s’accélère, afin de doter l’Allemagne des instruments capables de “coller” à la puissance du mark. Cette dynamique s’appuie sur la santé florissante du système bancaire dont les résultats nets progressent considérablement en 1993. La privatisation des entreprises et services publics constitue le troisième axe de la réorganisation en cours. Les services postaux (670 000 salariés) sont séparés en trois branches indépendantes, en 1989, afin d’être transformés en sociétés par actions au début de 1995, avec entrée en Bourse en 1996. Ces attaques contre le statut social des salariés entraînent de puissants mouvements de grève. Le transport aérien est, lui aussi, en pleine restructuration : signature d’un nouveau traité “ciel ouvert” avec les Etats-Unis, fortement dénoncé par les partenaires européens ; accord de coopération entre United Airlines et Lufthansa ; et, surtout, privatisation de cette dernière société (45 000 salariés). Enfin, les chemins de fer, qui doivent perdre plus de 100 000 postes d’ici à l’an 2000, sont éclatés entre, d’une part, des réseaux locaux et régionaux, abandonnés aux communes et aux LUnder, et, d’autre part, les axes nationaux et internationaux en voie de privatisation.
Face à la politique du gouvernement de Helmut Kohi de restructuration en profondeur du “modèle” allemand, pour l’adapter à l’internationalisation des Konzerne, et à une construction européenne libérale, la question d’une alternative crédible est posée. Mais, imprégnés d’une culture de “cogestion”, les dirigeants nationaux des syndicats se sont laissé acculer à des positions défensives, entérinant, en définitive, les choix réalisés par le patronat, alors que le SPD reste prisonnier de sa stratégie de conquête d’une partie de l’électorat de centre droit. » De plus, déjà en position dominante dans la CEE, l’Allemagne est devenue le premier créancier occidental.
La crise d’un modèle social
Mais le volet social — la population elle-même, et on se souvient de la place accordée à la population mondiale au début de ce livre — n’est pas à la hauteur de l’impérialisme économique. L’Allemagne est pays de vieux, avec un taux de fécondité de 1,2. En janvier 1998, elle atteint un record de chômage : elle a 4,8 millions de chômeurs, soit 12,6 % de la main-d’œuvre active. L’ex-RDA a perdu les deux tiers de ses emplois depuis 1989 et l’histoire de sa mère et de sa jeunesse jour un rôle important dans la popularité du champion cycliste Jan Ulrich, premier Allemand à gagner le Tour de France (27 juillet 1997). Il est né en Poméranie occidentale, sa mère a perdu son emploi au lendemain de la chute du Mur, elle a recommencé à travailler dans une agence de voyages qu’elle a ouverte à Rostock.
Comme l’écrit Laurent Carroué, « la plus grave crise économique que connaît l’Allemagne depuis 1945 et les difficultés liées à l’unification sont l’occasion d’une mise en cause brutale du “modèle d’économie sociale de marché” — non sans susciter de vives résistances dans les milieux salariés. L’explosion de la pauvreté et des exclusions, l’approfondissement du fossé entre l’Est et l’Ouest de la République fédérale, la réforme constitutionnelle restreignant le droit d’asile et les scandales politiques font le lit de l’extrême droite.
Stimulée dans un premier temps par les perspectives de l’unification et par la conquête des marchés d’Europe de l’Est, l’économie allemande est [ensuive] entrée en récession. Unification et récession s’accompagnent d’une explosion de la pauvreté et de la misère, particulièrement mais pas seulement dans Pex-RDA, à un point tel que les dépenses sociales ont triplé entre 1980 et 1991. Les dégâts sont énormes : plus de 4 millions de chômeurs, de 6 à 8 millions vivant en dessous du seuil de pauvreté, 150 000 personnes sans domicile fixe…
On assiste, en fait, à un déclassement massif des populations les plus fragiles alors que la société allemande est de plus en plus inégalitaire : 10 % de la population possède plus de la moitié de la fortune nationale alors que, selon les syndicats, les seuls salariés ont payé 81 % de la facture de l’unification en 1991-1992.
C’est tout le modèle d’économie sociale de marché et d’intégration qui n craque. La société de l’ouest de l’Allemagne découvre l’exclusion, la marginalité, les ghettos et la misère, qui ne sont plus réservés aux seuls travailleurs immigrés et taux déclassés. Une profonde inquiétude s’installe chez les ouvriers qualifiés, les cadres moyens, les petits commerçants et les exploitants agricoles dont les mani- n festations de ces derniers mois contre la politique agricole commune (PAC) renseignement celles de leurs confrères européens, français et espagnols en particulier, a- De plus, la coupure socio-économique entre l’ouest et l’est de l’Allemagne ne fait que s’approfondir, menaçant l’ensemble du processus d’unification. Au :s, ¦ g moment où s’accroissent les risques de fracture au sein des pays les plus fragiles de la Communauté européenne — en Italie, en Espagne ou en Belgique —, la construction allemande connaît aussi de profondes difficultés, après avoir été l’enjeu d’une géopolitique mouvementée et parfois pleine de dangers pour elle- 8 même et pour l’Europe. À l’échelle historique de la nation allemande, le gâchis est considérable.
Enfin, c’est le contenu même des rapports de travail qui sont modifiés avec l’abandon des négociations salariales par branche au profit du modèle anglo-saxon d’accords d’entreprise. Un vaste processus de dérégulation est en train de se former, entraînant rancœurs et désespoirs qui constituent un terrain favorable à tous les extrémismes, même s’il faut souligner que les attentats d’extrême droite sont aussi nombreux à l’Ouest qu’à l’Est. Cette situation explosive débouche sur une profonde crise de confiance envers les hommes politiques, les partis dominants et le système démocratique. »
Inégalités et xénophobie
Dans ce sinistre social, expression de Margaret Manale, y a-t-il égalité entre POuest et l’Est ? « Un an après l’unification monétaire de l’Allemagne, les citoyens de l’Est demeurent comme sonnés par la brutalité des multiples changements qui continuent de bouleverser leur vie quotidienne. En guise de bras accueillants de la patrie rassemblée, ils ont trouvé les froides lois du marché et les règles impavides de la société de consommation. Autour d’eux, tous les signes d’un monde ancien disparaissent. Tout, dans l’ancienne RDA, doit être changé, depuis les plaques d’immatriculation des voitures jusqu’aux numéros des comptes d’épargne. Pour la plupart des Allemands de l’Est, cette nouvelle identité se calcule en marks : “Tant que je ne gagnerai que 60 % de ce que gagne un Allemand de POuest, je ne serai pas un Allemand à part entière.”
Mais ceux qui ont la chance d’avoir un poste de travail constatent avec amertume que leur salaire est en réalité inférieur aux 60 % officiels. La majorité des salariés de l’ancienne RDA ne se sont pas encore familiarisés avec les méthodes de l’économie de marché ; et ils sont nombreux à en subir les conséquences. Le manque de capitaux et la méconnaissance des règles du jeu capitaliste paralysent aussi le secteur agricole. L’euphorie de juillet- août 1990, au moment de l’union monétaire, a disparu. Les entreprises découvrent qu’elles ne peuvent pas être concurrentielles . Résister, sans capitaux, à la restructuration de la société est-allemande se révèle très difficile. C’est seulement en tant que consommateur que l’Allemand de PEst peut le faire.
Il redécouvre que certains produits courants ne sont pas uniquement des biens de consommation, mais font partie d’une culture de la vie quotidienne. » En 1995, le land oriental de Brandebourg a remplacé les cours de religion par un enseignement appelé « connaissance de la vie, éthique et religions », décision qui a été critiquée par les Eglises. La même année, 86 000 jeunes de l’ex-RDA ont reçu la confirmation laïque introduite par le régime communiste en 1955 pour combattre les Eglises. Maintenant, pour les Allemands de PEst, cette cérémonie représente un moyen de s’affirmer face à leurs compatriotes de POuest En revanche, dans l’ex-RFA, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a choque en déclarant, le 10 août 1995, que la présence de crucifix dans les classes bavaroises était contraire à la Loi fondamentale. La Bavière et le chancelier Kohi se sont mobilisés pour les y maintenir.
Y a-t-il aussi égalité entre les sexes ? « En temps de crise et de chômage [écrit Brigitte Patzold], les femmes sont décidément toujours les premières à être reste qu’en Allemagne comme ailleurs — en France, en Italie, en Espagne… , la crise économique exacerbe les tensions sociales et encourage les agressions contre les demandeurs d’asile et les travailleurs immigrés. En 1991, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, l’organe de protection de la Constitution, avait enregistré 76 groupuscules fascistes : un de ses fonctionnaires a évalué à 60 000 le nombre de sympathisants d’extrême droite, dont 6 000 organisés en commandos. Cette atmosphère d’insécurité psychologique et de désarroi général est mise à profit par des groupes musicaux qui en font la matière de chansons de haine xénophobes.
Une cinquantaine de groupes de “Oi-Musik” au nom très évocateur : Endsiejy (victoire finale), Storkmft (force perturbatrice), Wotcm, Bohse Onkds (méchants oncles), Stukn… se taillent un succès non négligeable sur la scène néo-fasciste avec des textes de soudards primaires comme “Aiguisez vos couteaux sur les trottoirs et enfoncez-les dans les juifs !”. A maintes reprises, les médias ont reproché aux autorités fédérales leur cécité, rappelant les brutales interventions des forces de l’ordre contre les militants antinucléaires, les pacifistes assis devant les sites d’euromissiles entre 1981 et 1987 ou les manifestants opposés au sommet du G7, le 6 juillet 1992, dans la capitale bavaroise. »
Une vague d’actes xénophobes déferle sur le pays. Comme l’écrit Brigitte Patzold, «les Turcs sont toujours considérés comme des étrangers dépourvus des droits civiques élémentaires, comme celui du droit de vote, et ils ne peuvent pas exercer le métier de leur choix. Même les enfants nés en Allemagne restent des immigrés. À seize ans, ils doivent demander une carte de séjour et, en l’occurrence, un permis de travail. Selon la loi relative aux étrangers (.Auslündergesetz) révisée en 1990, les étrangers peuvent accéder à la nationalité allemande après quinze ans de résidence ininterrompue en Allemagne — leurs enfants entre seize et vingt-trois ans au bout de huit ans — et à condition de bien parler la langue.
Les dispositions qui régissent le statut des étrangers en Allemagne relèvent du code de la nationalité voté par le Reichstag en 1913, et qui privilégie le droit du sang aux dépens du droit du sol. C’est ainsi que les étrangers de souche allemande nés en Pologne ou en Russie (et parlant à peine l’allemand) peuvent demander leur intégration dans l’Etat allemand à condition de se découvrir une grand-mère ou un arrière-grand-père allemand. Ils bénéficieront d’emblée du privilège de la nationalité, concédé avec tant de réticence aux Turcs nés dans le pays.
Parmi les 6,5 millions d’étrangers vivant en Allemagne, les Turcs, au nombre de 1,8 million (ils sont 2,5 millions dans toute la CEE), représentent la minorité étrangère la plus forte. Après la chute du mur de Berlin, ils ont soudain pris conscience que leur statut de “non-Allemands” les reléguait au second plan, non seulement derrière les Allemands de l’Est mais aussi derrière les Polonais ou les Russes de souche allemande qui demandent leur rapatriement. La situation sur le marché du travail et du logement est devenue précaire et la concurrence acharnée dans un jeu où les dés sont pipés. »
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