La justification de la guerre (le jus ad bellum)
La guerre et le droit peuvent entretenir quatre types de rapports différents : la guerre peut être un moyen d’établir le droit ; la guerre est un objet de réglementation juridique ; la guerre est source de droit ; la guerre est la négation du droit.
La théorie juridique de la guerre tourne autour de deux questions principales : celle de la juste cause des guerres (bellum justum) et celle de la réglementation de la conduite de la guerre (jus belli). L’objet de la théorie de la guerre juste est le problème de la légitimité de la guerre ; l’objet du jus belli est le problème de la légalité de la guerre. Cette distinction détermine quatre types de guerre : les guerres légitimes et légales ; les guerres légitimes et illégales ; les guerres illégitimes et légales ; les guerres illégitimes et illégales. Cela dit, cette typologie n’a de sens que pour ceux qui reconnaissent une hétérogénéité entre l’ordre du droit et celui de la morale.
Dans ses commentaires de la guerre civile, Jules César se dit avoir été contraint par ses adversaires d’avoir recours aux armes. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Napoléon déclare avoir été poussé à engager la guerre contre la Russie. Même Hitler (qu’il ne s’agit évidemment pas de comparer à ses glorieux aînés) a présenté ses agressions comme des actions de légitime défense. Tous les acteurs, tous les fauteurs de guerre de l’Histoire ont, par définition, présenté leur guerre comme légitime. Si l’on fait exception des soldats enrôlés de force ou de ceux qui combattent à contrecœur, tous ceux qui, au cours des siècles, ont participé à des guerres, même terribles, même barbares, ont été convaincus qu’ils avaient le droit de leur côté.
Le casus belli est ce qui, au regard d’une puissance armée, justifie le déclenchement de la guerre. Selon le point de vue du réalisme, tel celui défendu par Hobbes dans Léviathan, il n’y a pas de guerre injuste puisque là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas d’injustice. Or les relations entre les Etats sont analogues à celles qui prévalaient entre les individus lorsque ceux-ci étaient à l’état de nature : « Cette guerre de chacun contre chacun a une autre conséquence : à savoir que rien ne peut être injuste. Les notions de légitime et d’illégitime, de justice et d’injustice, n’ont pas ici leur place. Là où il n’est pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi ; là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice. La violence et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales ». La thèse de Hobbes est extrême mais rigoureusement déduite : puisque les États sont entre eux comme dans un état de nature, qui est celui de la « guerre de chacun contre chacun », rien ne peut être injuste dans cet état.
Spinoza soutiendra cette conception réaliste : une nation a parfaitement le droit d’enclencher une guerre puisque aucune loi ne le lui interdit. Ainsi, si l’on excepte le pacifisme pour lequel, par définition, aucune guerre ne saurait être justifiée, le réalisme représente une manière radicale de récuser la théorie de la guerre juste : c’est l’idée même d’une évaluation ou d’une justification morale qui est conçue comme infondée. Selon le réalisme, en effet, aucune guerre ne peut être dite juste parce qu’aucune guerre ne peut être dite injuste. L’évaluation morale n’a pas sa place dans le domaine de la guerre. La position réaliste, en ce sens contraire de celui du « réalisme moral », est souvent liée au scepticisme moral ou au relativisme moral. La guerre prouve l’impossibilité de confondre politiquement et historiquement le droit et la morale : sur ce point, des penseurs aussi différents que Machiavel et Francisco Suarez tombent d’accord.
D’un point de vue utilitariste, la guerre sert à maximiser un avantage et peu importe que cet objectif soit conscient ou non. Selon l’optique fonctionnaliste, la guerre sert à perpétuer les formes d’organisation et les valeurs d’une société : le problème de la justification de la guerre perd dès lors son acuité.
Cela dit, l’évacuation du problème moral n’est peut-être, tout bonnement, pas possible. Même s’il est vrai que la plupart des guerres offensives sont injustes, et que la plupart des guerres défensives sont justes, il y a, remarquait Y Encyclopédie de Diderot, des guerres offensives justes et des guerres défensives injustes. Qu’est-ce qui nous permet de l’établir ? Si un camp est convaincu de son bon droit, il est par là même convaincu du caractère injuste de l’action du camp ennemi. Un juge impartial, fût-il réduit à une conscience singulière, n’est jamais totalement éliminable de cette configuration.
À ce problème s’ajoute celui du conflit des droits. Bossuet voyait dans la guerre un jugement de Dieu. Pour lui, c’est Dieu qui, finalement, choisit le vainqueur à la guerre. Dans ce cadre théologique, la guerre n’est justifiée que si l’adversaire est coupable. Certains auteurs chrétiens avaient déjà des doutes sur une telle représentation : Francisco de Victoria, par exemple, au XVIe siècle, s’opposa à certains aspects des guerres de conquête menées par l’Espagne en Amérique du Sud ; il critiqua avec vigueur les justifications invoquées par les conquistadors et condamna leur inhumanité. Il pensait que les deux parties confrontées dans un conflit pouvaient l’une et l’autre avoir raison de se considérer comme défendant une juste cause : inutile de préciser que cette prise de position était loin d’être majoritaire à l’époque, tellement il paraissait évident que la guerre ne pouvait être juste que d’un seul côté. L’idée selon laquelle la guerre pourrait être juste des deux côtés en même temps a mis longtemps à faire son chemin : elle signifie qu’il n’y a pas seulement, dans l’histoire, une lutte entre le droit et le non-droit, mais aussi une lutte entre le droit et un autre droit (ce que Hegel déterminera comme l’essence même du tragique).
La question de la guerre juste existe implicitement dans toutes les cultures. Dans l’Inde ancienne, la guerre n’est pas simplement un moyen de parvenir à une certaine fin, elle fait partie du dharma même du guerrier. Dès son accession au trône, un roi en tant que kshatrya, se doit d’attaquer ses voisins. Aristote déclare « juste par nature » la guerre (assimilée à une chasse) menée pour capturer ceux qui « étant nés pour être commandés, n’y consentent pas ». Autrement dit, l’esclavage (compris par Aristote comme un fait naturel, et non comme une institution) justifie la guerre. Chez les Romains, il existait deux motifs de guerre juste : se défendre d’une agression portée contre soi- même ou les alliés, et se venger d’un manquement au droit. En cette époque où le rituel englobait le droit, pas question de faire la guerre sans l’accord des dieux. Aussi y avait-il à Rome un collège spécial de prêtres, les féciaux, qui veillait à la stricte application des rites. Une guerre devait être déclarée selon les rites, et du moment qu’elle l’était, elle était réputée juste ; peu importaient alors son objet et son enjeu. Si les formes de la déclaration de guerre étaient scrupuleusement respectées, la guerre était juste. Sinon, l’inobservation des rites en faisait l’injustice : la guerre était alors considérée comme néfaste et vouée à l’insuccès et au malheur.
Inspiré par le rationalisme universaliste stoïcien, Cicéron justifie la guerre mais comme une nécessité de dernière instance. Si la guerre doit être entreprise, qu’on ne puisse voir en elle autre chose que la recherche de la paix – cette idée cheminera jusque dans la théorie pacifiste de Kant.
Il faudra attendre trois bons siècles après sa naissance pour voir apparaître, au sein de la pensée chrétienne originellement et radicalement non violente, une théorie de la justification de la guerre. Origène demandait encore aux chrétiens de ne jamais faire couler le sang, ce qui lui vaudra l’accusation d’hérésie. Saint Ambroise, évêque de Milan, fut le premier des Pères de l’Église à justifier la guerre menée pour la défense de la patrie contre les barbares et de la société contre les brigands. Il n’est pas excessif de prétendre qu’il fut l’apôtre d’une certaine christianisation de la guerre à une époque où celle-ci était menée essentiellement contre les barbares ariens. Faisant allusion à la substitution par Constantin, après 317, du labarum marqué des deux initiales entrelacées du mot grec Christos à l’aigle romaine, et dans un contexte qui est déjà celui de la guerre sainte, Ambroise écrit : « Convertis, Seigneur, et dresse les étendards vers ta foi. Voici que ce ne sont point des aigles militaires, ni le vol des oiseaux qui conduisent l’armée, mais, Seigneur Jésus, ton nom et le culte qu’on te rend ! ».
Dans l’histoire de la pensée chrétienne, c’est saint Augustin qui se distinguera de la patristique des origines en développant toute une justification de la guerre. L’idée fondatrice est que la guerre est une conséquence du péché originel, donc un signe de déchéance, mais aussi, en même temps, un remède au péché. La paix, le Souverain Bien, ne peut se trouver ici-bas : le salut est un objet d’espoir et de patience, la concorde parfaite n’existe que dans le monde céleste, « la paix de la cité céleste, c’est l’ordre et la concorde, une société dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu ». Selon saint Augustin, la véritable paix considérée comme Souverain Bien, est la Paix céleste. L’idée selon laquelle la paix complète est impossible sur cette terre pèsera d’un poids très lourd sur la pensée médiévale : le magnifique espoir exprimé par le prophète Isaïe de voir les épées se transformer en socs de charrue ne sera désormais plus partagé par quiconque. Certes, saint Augustin, tout comme saint Ambroise, et conformément aux paroles de l’Evangile, soutenait qu’on ne doit pas se défendre pour son propre compte contre la violence mais qu’on peut avoir le devoir de défendre l’innocent. C’est pourquoi le sage, selon lui, peut mener une guerre juste. Par ailleurs, si saint Augustin justifie la nécessité tragique de la guerre, c’est qu’il est convaincu que l’injustice est pire que la mort.
L’entreprise de justification théologique de la guerre menée par saint Augustin servira plus tard à légitimer le pire. Dans La Cité de Dieu, saint Augustin va jusqu’à écrire que tout soldat servant dans une guerre même injuste est innocent puisqu’il ne l’ait qu’obéir au prince et que chez les vrais adorateurs de Dieu, les guerres mêmes sont pacifiques car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté mais dans un souci de paix pour réprimer les méchants et secourir les bons. Thomas d’Aquin citera ce passage dans sa Somme théologique.
C’est sous l’influence déterminante de saint Augustin que les auteurs du Moyen Âge n’ont pas développé une théorie de la paix mais, qu’à l’inverse, ils n’ont jamais condamné la guerre par principe, se contentant d’en fixer les limitations dans sa pratique (jus in bello). Un pénitentiel anglo-saxon du VIIe siècle déclare que si le roi mène une armée contre des insurgés ou des rebelles et fait la guerre pour le royaume ou la justice ecclésiastique, quiconque commet un homicide dans ces circonstances n’aura pas commis une faute grave ; seulement, à cause de l’effusion de sang, il ne devra pas fréquenter l’église pendant 40 jours et sera astreint à pratiquer le jeûne pendant plusieurs semaines.
De toutes les entreprises de justification chrétienne de la guerre, celle de Thomas d’Aquin jouira du prestige le plus considérable. Il est à remarquer d’abord que le Docteur Angélique traite de la guerre non pas, comme de nombreux théologiens le feront ultérieurement, dans la partie de sa Somme théologique consacrée à la justice mais dans celle qui traite de la charité. En effet, la juste intention (ou intention droite) qui légitime la guerre consiste avant tout dans la volonté de venir en aide à son prochain lorsque celui-ci est opprimé ou maltraité. C’est donc par charité, par amour du prochain, que la guerre peut alors être justifiée. Dans la pensée de Thomas d’Aquin, seul l’amour du prochain peut justifier, à certaines conditions, le recours à la guerre. Dans l’article qu’il consacre à la question de la licéité de la guerre1, Thomas d’Aquin commence, selon son ordre habituel d’exposition, par pointer une contradiction apparente dans les textes : d’un côté, l’évangile selon saint Matthieu énonce que « tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée », de l’autre, on lit dans l’évangile selon saint Luc, passage déjà souligné par saint Augustin, que les soldats qui demandaient conseil pour leur salut se sont vus répondre : « Ne brutalisez personne, contentez-vous de votre solde », preuve qu’il ne leur a pas été interdit de combattre. Il existe donc, du point de vue chrétien, une justice possible de la guerre. Thomas d’Aquin énonce trois conditions, qui ne sont valables, évidemment, que pour les séculiers (les prêtres et les religieux ne doivent jamais participer aux combats).
La première condition tient à l’autorité du prince sur l’ordre duquel on doit faire la guerre. Puisque un particulier peut faire valoir son droit devant le tribunal d’un supérieur, il n’est, en effet, pas de son ressort d’engager une guerre. Mais puisque entre les princes il n’existe pas de tribunal relevant d’un concert des nations et jugeant au-dessus des droits positifs nationaux, la guerre doit se concevoir comme une action de justice et seul le prince a l’autorité, donc le droit de la décider. Thomas d’Aquin se souvient évidemment du principe paulinien omnis potestas a Deo, toute autorité vient de Dieu. « Celui qui, par l’autorité du prince […] et comme par l’autorité de Dieu se sert de l’épée, celui-là ne prend pas lui-même l’épée mais se sert de l’épée qu’un autre lui a confiée ». La deuxième condition pour qu’on puisse qualifier de juste une guerre est, selon Thomas d’Aquin, la cause juste : il est nécessaire que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute – lorsqu’un tort n’a pas été puni ou lorsqu’un bien enlevé par violence n’a pas été restitué, par exemple. La sanc¬tion doit alors être comprise comme un acte de charité : « Celui que l’on prive du pouvoir de mal faire subit une défaite profita¬ble » disait déjà saint Augustin. La troisième condition est l’in¬tention droite : l’intention est droite si toute haine personnelle est absente et si les opérations se limitent strictement à la réparation de l’injustice, comme doit le faire un juge dans l’exer¬cice de ses fonctions. On doit, dit Thomas d’Aquin, se proposer de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. Ceux qui font des guerres justes recherchent la paix ; la violence et la cruauté des moyens sont susceptibles d’anéantir la justesse d’une cause. Plus tard, dans sa Doctrine du droit, Kant définira la guerre juste par opposition à la guerre injuste : est injuste la guerre dont la maxime rendrait impossible un état de paix si cette maxime en venait à être universalisée.
Le concept de bien commun, introduit par Thomas d’Aquin à partir d’Aristote, fut rapidement et fréquemment utilisé par les princes soucieux de légitimer leurs entreprises belliqueuses : devenue défense du royaume ou de la patrie, la défense du bien commun fut une préfiguration de la raison d’Etat.
Dans sa Summa Decretorum, Rufin écrit qu’une guerre est dite juste en fonction de celui qui la déclare, de celui qui la fait et de celui à qui elle est faite. En fonction de celui qui la déclare : que celui qui déclare la guerre effectivement ou l’autorise ait le pouvoir ordinaire de le faire ; en fonction de celui qui la fait : que celui qui fait la guerre la fasse avec une ferveur pénétrée de bonté et soit une personne telle qu’elle puisse se battre sans scandale ; en fonction de celui qui est tourmenté par la guerre : qu’il mérite d’être déchiré par la guerre ou, sinon, qu’il soit au moins réputé le mériter par de justes présomptions. Là où man¬que l’une de ces trois conditions, il est impossible qu’une guerre soit juste.
C’est au début du XIIIe siècle que furent formulés les cinq critères classiques de la guerre juste rangés sous les rubriques persona, res, causa, animus, et auctoritas. La personne : celui qui fait la guerre doit être du siècle, et non pas ecclésiastique ; l’objet : la guerre doit être faite pour reprendre des biens ou défendre la patrie ; la cause : le caractère du dernier recours (on doit combattre par nécessité, une guerre n’est juste que si tous les autres moyens pour régler le conflit entre les deux puissances adverses ont été épuisés) ; l’esprit : la guerre ne doit pas être faite par haine, ni par insatiable cupidité mais dans l’intention de rétablir la paix (elle doit, en outre, avoir pour elle une chance raisonnable de succès : c’est la clause de « l’espoir raisonnable ») ; l’autorité : sans la légitimité du pouvoir du prince, la guerre ne peut pas être décidée, déclarée et conduite.
Cette notion de « prince », dépourvue de toute équivoque dans le droit romain en raison même de la simplicité des structures politiques de l’Empire, ne pouvait manquer de faire problème lorsqu’il fallut l’appliquer à la complexité du monde médiéval. Convenait-t-il de réserver cette qualité à l’empereur ou au pape, l’attribuer aussi aux rois, aux autorités responsables des Etats urbains, à l’immense variété des pouvoirs féodaux ? Parmi les plus restrictifs, certains auteurs n’étaient pas loin de réserver au pape et à l’empereur Yauctoritas suffisante pour déclarer la guerre ; mais d’autres auteurs, plus nombreux, accordaient cette même auctoritas aux rois indépendants, comme ceux de France et de Castille, aux rois qui, à un moment ou à un autre, avaient reconnu un supérieur temporel1 et même aux cités italiennes. C’est partiellement en fonction du critère de l’autorité qu’Hostiensis distinguait sept types de guerre, dont quatre justes ou licites et trois injustes ou illicites : premièrement, la guerre romaine (bellum romanum), prototype de la guerre juste, qui est la guerre des fidèles contre les infidèles et qu’on appelait ainsi parce que Rome est la tête et la mère de la foi ; à la limite, la guerre romaine, qualifiée aussi de guerre mortelle, reprenant le combat de la Rome antique contre les Barbares, est une guerre totale où les ennemis n’ont pas à être épargnés ni libérés contre rançon mais peuvent être légitimement tués ou réduits en esclavage ; deuxièmement, la guerre judiciaire (bellum judicialë), elle aussi juste, dans la mesure où elle est faite par l’autorité d’un luge qui, détenteur du pouvoir complet, pur, ne juge pas en fonction de son intérêt propre mais en vue d’imposer l’ordre judiciaire à ceux, rebelles ou contumaces, qui s’opposent à son légitime pouvoir ; troisièmement, la guerre présomptueuse (hélium presomptuosum), injuste, car menée par ces rebelles et ces contumaces ; quatrièmement, la guerre licite menée par l’autorité légale ou avec sa permission pour redresser des torts, icpousser des injures subies par un pouvoir subordonné : ainsi un baron châtiant un ennemi qui l’a lésé, après avoir obtenu de son souverain, de façon explicite ou implicite, le droit de mener cette guerre ; cinquièmement, la guerre téméraire ou illicite menée contre le juge ; sixièmement, la guerre volontaire, autre¬ment dit offensive, ni nécessaire ni juste, menée par les pouvoirs séculiers sans l’autorité du prince ; enfin, septièmement, l’action de ceux qui se défendent contre une guerre du type précédent, action nécessaire et licite car toutes les lois et tous les droits permettent de s’opposer à la force par la force.
Au Moyen Age, le monastère préfigure la Jérusalem céleste. Les moines s’abstiennent de la guerre comme ils s’abstiennent du mariage et de la propriété privée. Mais l’Église médiévale justifie d’autant mieux la guerre que celle-ci constitue le paradigme de l’effort spirituel (la guerre contre Satan, le péché, les désirs impurs, etc.). C’est dans ce contexte qu’il convient de comprendre la figure du chevalier : le chevalier spiritualise de combat, il réconcilie la violence avec l’Évangile1. La canonisation par l’Eglise de Louis IX, roi guerrier mort en croisade, en saint Louis, est symptomatique de ce grand mouvement d’assomption de la guerre par les institutions chrétiennes. Caractéristique à cet égard est l’inflexion que connaît la légende de saint Georges, modèle de chevalerie : son refus de servir son empereur, parce que païen, passe désormais derrière l’épisode de la lutte contre le dragon.
Machiavel marque une bifurcation importante dans la pensée politique : contre la tradition antique et médiévale, le philosophe italien pense que la politique n’est pas tant l’expression d’une vie commune que celle de l’antagonisme qui déchire toutes les communautés humaines. C’est à la Renaissance, avec l’apparition des Etats modernes, qu’apparaît la notion de raison d’Etat (ragione di stato en italien) : l’ordre politique possède une spécificité irréductible aux valeurs morales et religieuses ; la souveraineté incarnée par le prince (roi, empereur…) est la nature d’un Etat, la guerre est une prérogative du souverain comme le duel l’était du gentilhomme. Pour Machiavel, le lion symbolise la voie des armes et le renard, la voie de la ruse, qui n’est en fait que la guerre continuée par d’autres moyens. Le Prince devra être tantôt lion tantôt renard. L’auteur du Prince reprend à son compte cette sentence de Tite-Live : juste est la guerre pour ceux à qui elle est nécessaire et les armes sont saintes quand il n’y a plus d’espoir qu’en elles. Machiavel justifie la guerre jusque dans sa forme préventive qu’il juge la seule vraiment raisonnable. Tous les moyens sont bons, dès lors qu’il s’agit de défendre sa patrie ; or, pour que la patrie soit bien défendue, il faut souvent attaquer le premier : « Tous les prophètes bien armés furent vainqueurs, et les désarmés, déconfits ».
Mais la guerre est aussi pour Machiavel le moyen le plus efficace pour éviter l’embrasement d’une conflictualité bien plus dévastatrice pour le corps social : celle qui est produite par la guerre civile. Néanmoins, si la guerre contre un ennemi extérieur permet de différer l’explosion d’une dissension interne, elle n’abolit pas celle-ci. Les Romains, « peuple très féroce » dit Machiavel, et pour cela vertueux, était dans l’obligation de se donner des ennemis à l’extérieur pour ne pas tourner vers eux-mêmes leur propre violence. Mais c’est ce qui finit par leur arriver après qu’ils eurent conquis le monde – de nombreuses guerres civiles se produisirent et l’empire mit fin à la liberté républicaine.
Les habitants de l’Utopie de Thomas More sont foncièrement pacifistes ; pour eux, la guerre est une abomination et il n’est rien de plus méprisable que la gloire des champs de bataille. Ils consentent toutefois à la guerre dans trois occasions précises : lorsqu’ils sont attaqués, lorsqu’une nation amie est envahie, et pour délivrer de la servitude un peuple opprimé.
Avec le processus d’individualisation des mœurs et des esprits, à partir de la Renaissance qui substituait les droits de la personne humaine à la loi divine, l’instigation de la guerre par la légitime défense prit une importance croissante. Mais ce qui fit le plus débat, du moins en Espagne, fut la question de la légitimité de la conquête du Nouveau Monde. Tant que les chrétiens luttaient contre les Sarrasins, les théologiens pouvaient à la rigueur voir en ces derniers des coupables usurpateurs du tombeau du Christ, envahisseurs, etc. Mais de quel droit les pauvres Indiens d’Amérique pouvaient-ils devenir esclaves ? C’est alors que la doctrine de la guerre juste va déplacer l’accent de la charité à la justice. N’est-il pas juste, par exemple, qu’un peuple fort et habile soumette à son autorité un peuple faible, et incapable d’exploiter les richesses de son sol ? La question de la guerre juste, au tournant de la Renaissance et des temps modernes, va passer des théologiens aux philosophes du droit naturel.
Aucun droit positif ne peut interdire la défense de ce qui a été accordé par droit naturel, déclare Francisco Suarez dans son De bello. Le droit à la guerre offensive en tant que puissance coercitive appartient au droit des gens ; le droit à la guerre défensive fait partie du droit naturel.
Dans son grand traité sur le droit de la guerre et de la paix, Grotius tente de montrer qu’entre la guerre et le droit naturel (ou « droit de nature »), il n’y a nulle contradiction : le but de la guerre étant d’assurer la conservation de sa vie et de son corps,de conserver ou d’acquérir les choses utiles à l’existence, ce but est en parfaite harmonie avec les principes premiers de la nature. Parmi les trois sortes de guerres (les guerres défensives, les guerres punitives et les guerres d’acquisition, c’est-à-dire celles que l’on mène pour obtenir ce à quoi l’on a un droit entier), Grotius distingue les guerres légitimes et celles qui ne le sont pas et, parmi les guerres légitimes, celle que le droit des gens (assimilé au droit naturel) justifie et celle que le droit des gens n’interdit pas. Grotius appelle « guerre solennelle du droit des gens » la guerre du premier type. Il reprend à Aristote (contre Platon) l’idée qu’on ne trouve pas dans les sciences morales la même certitude que dans les mathématiques. Entre les extrêmes exclusifs du prescrit et de l’interdit s’étend un milieu, celui du permis. La guerre est du domaine du permis ou du licite et ce caractère est lié à son incertitude même. Cela dit, le philosophe du droit naturel ne va pas jusqu’à soupçonner le caractère équivoque de cette notion qui sert à justifier la paix aussi bien que la guerre étant donné que les conceptions de la nature et de l’état de nature ne peuvent échapper à la relativité.
Grotius s’efforce de montrer également que la guerre n’est pas non plus contredite par la loi divine, celle des Ecritures. Pour ce faire, il développe une lecture tantôt résolument allégorique, tantôt, à l’inverse, résolument littérale des passages les plus pacifistes des Évangiles. De manière significative, Grotius associe la guerre à la peine capitale et constate que celle-ci n’a pas été interdite par la loi chrétienne puisque non seulement les rois et empereurs chrétiens ont appliqué la peine capitale mais qu’ils n’ont jamais été excommuniés par l’Eglise pour l’avoir fait. Le philosophe hollandais constate que le soldat n’a jamais été excommunié ce qui aurait été le cas si la religion avait considéré la guerre comme un grave péché.
Grotius énonce trois « justes causes » à la guerre : la légitime défense contre un agresseur extérieur ; la riposte à un engage¬ment non respecté ; le dédommagement d’un méfait subi, causes qui peuvent se résumer au préjudice subi : la défense, la punition et la récupération. Au rang des motifs légitimes de guerre, Grotius place la défense des frontières et l’outrage fait aux ambassadeurs. La guerre s’apparente à un droit de justice que, faute de supérieur commun, l’on poursuit par la force : le droit porte sur la défense de soi-même, la réparation du tort et même la punition de son auteur. Dès lors que quelqu’un se dispose à nous faire une injure, il nous donne par cela même contre lui un droit illimité, écrit Grotius, ou un pouvoir moral d’agir contre lui à l’infini si l’on ne peut se garantir autrement de ses insultes. Grotius, qui par ailleurs déclare se méfier des « guerres entreprises uniquement pour punir » car elles sont « suspectes d’injustice » et exclut la guerre préventive, semble l’admettre ici et l’on comprend que Kant ait pu accuser son droit de la guerre d’en justifier toutes les formes. Pourtant Grotius critique Tacite qui disait « préférer la guerre à une misérable paix » et inverse ainsi le rapport établi par le républicanisme classique entre la liberté et la vie : « La vie qui est le fondement de tous les biens temporels et nous fournit occasion de travailler à acquérir les biens éternels vaut mieux que la liberté soit que vous considériez l’une et l’autre dans une seule personne ou dans un corps de peuple ». Selon Grotius, il existe d’autres moyens que la guerre pour terminer un différend. Parmi ceux-ci, il mentionne le compromis entre les mains d’un arbitre. C’est la raison pour laquelle il serait, selon lui, « utile et en quelque façon nécessaire que les Puissances chrétiennes fissent entre elles quelque espèce de corps, dans les Assemblées duquel les démêlés de chacune se terminassent par le jugement des autres non intéressées ».
Kant n’était pas pacifiste ; il voyait bien que dans l’état présent des relations entre Etats, analogue à un état de nature, la guerre restait nécessaire. Il existe, selon lui, des ennemis injustes et le critère qu’il donne de leur injustice est celui-là même qui sert à mesurer la moralité d’une action : est injuste l’ennemi « dont la volonté publiquement […] déclarée trahit une maxime qui, si elle était érigée en loi universelle, rendrait impossible un état de paix entre les peuples et au contraire éterniserait nécessairement l’état de nature ».
C’est d’un point de vue à la fois spéculatif et historique que Hegel développera sa justification philosophique de la guerre. La première tâche de la philosophie, aux yeux du philosophe de l’Esprit absolu, est d’ôter à la guerre sa contingence et de la comprendre dans toute sa nécessité : « Dans ce qui vient d’être dit réside le moment éthique de la guerre, qu’il ne faut pas considérer comme un mal absolu, comme une pure contingence extérieure, qui aurait elle-même sa cause également contingente, dans quoi que ce soit, dans les passions des gouvernants ou des peuples, l’injustice, etc., ou, en général, dans tout ce qui ne devrait pas exister. Ce qui fait partie de la nature de la contingence rencontre toujours le contingent et c’est ce destin qui constitue la nécessité. Ajoutons que le concept et la philosophie font disparaître le point de vue de la pure contingence et connaissent en elle, en tant qu’elle est l’apparence, son es¬sence1 ». Déjà, dans son texte intitulé Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel, écrit en 18022, Hegel justifiait la guerre comme « santé éthique des peuples » : par la guerre, écrit-il, « se conserve la santé éthique des peuples dans son indifférence vis-à-vis des déterminités et vis-à-vis du processus par lequel elles s’installent comme habitudes et deviennent fixes, tout comme le mouvement des vents préserve les eaux des lacs du danger de la putréfaction, où les plongerait un calme durable, comme le ferait pour les peuples une paix durable et a fortiori une paix perpétuelle ». Pour Hegel, c’est l’idéalité qui se manifeste dans la guerre car par la guerre la vie des hommes devient proprement politique.
La guerre, selon Hegel, est le fait de l’État qui manifeste grâce à elle son existence parmi les autres Etats. « L’État est une individualité et la négation est essentiellement contenue dans l’individualité ». Chaque Etat est impliqué dans une lutte pour la reconnaissance : l’histoire universelle est l’application à la totalité de la vie de l’Esprit de « la dialectique du maître et de l’esclave » telle qu’elle a été analysée dans La Phénoménologie de l’Esprit : comme entre les individus, la lutte entre les États est une lutte pour la reconnaissance, et elle est une lutte à mort. Dans Y Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Hegel écrit : « L’État a enfin cet aspect d’être l’effectivité immédiate d’un peuple singulier et naturellement déterminé. En tant qu’individu singulier, il est exclusivement face à d’autres individus du même genre. Dans leur rapport les uns aux autres, ont place arbitraire et contingence, parce que l’universel du droit, en raison de la totalité autonomique de ces personnes, n’est entre eux qu’un devoir-être, n’est pas effectif. Cette indépendance fait de leur combat un rapport de violence, un état de guerre en vue duquel l’ordre universel se détermine pour devenir le but particulier qui est la conservation de l’autonomie de l’État face à d’autres pour devenir l’ordre de la vaillance1 ». La guerre, aux yeux de Hegel, empêche les États de périr enfermés dans leur singularité : « Pour ne pas laisser les systèmes particuliers s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus qui, en s’enfonçant dans cet ordre, se détachent du tout et aspirent à l’être-pour-soi inviolable et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit, dans ce travail imposé, donner à sentir leur maître, la mort. Grâce à cette dissolution de la forme de la subsistance, l’esprit réprime l’engloutissement dans l’être-là naturel loin de l’être-là éthique ; il préserve le soi de la conscience et l’élève dans la liberté et dans sa force ». L’idée de Hegel a été souvent vérifiée par l’Histoire : la guerre finit tôt ou tard par contraindre les États les plus fermés à s’ouvrir à l’extérieur – et pas seulement dans l’action et le temps de la guerre. En tant qu’esprit fini, l’esprit du peuple doit être surmonté dans l’histoire mondiale universelle « dont les événements sont représentés par la dialectique des esprits-des-peuples particuliers, par le tribunal du monde ». Pour Hegel, c’est la guerre qui permet à l’Esprit du monde d’avancer de l’Orient à l’Occident, de la Perse à la Grèce, de la Grèce à Rome, de Rome à « l’empire germanique ». On comprend que l’entreprise hégélienne de justification de la guerre ait pu être comprise comme une apologie, d’autant que contrairement à Kant, Hegel croit indépassable la forme État et la conflictualité qu’elle implique.
La science biologique du XIXe siècle va donner à la guerre une justification dont se serviront les idéologies les plus brutales. Selon le darwinisme social le plus impitoyable, la guerre est un cas particulier de la sélection naturelle ; elle permet de faire la hiérarchie entre les peuples forts promis à la survie et les peuples faibles voués à l’extinction. Hitler se fait l’écho d’une telle théorie dans Mein Kampf avant de l’appliquer dans son action. Le XXe siècle connaîtra une réelle intensification de la barbarie guerrière : les massacres de masse seront justifiés comme des actes de guerre si bien que, renversement inouï par rapport à la problématique classique, c’est la guerre elle- même qui finit par justifier les crimes de masse ! C’est bien ainsi que Hitler concevait sa politique d’extermination raciste : comme une guerre. La « solution finale » était dans son esprit une guerre faite contre les Juifs, les ennemis de toujours.
Le droit pénal international moderne rejettera l’idée que la guerre puisse être une prérogative absolue des Etats. Le procès de Nuremberg n’admettra pas l’idée que la déclaration de guerre d’un Etat agresseur pût protéger de toute poursuite judiciaire les agents de cet Etat. Le contrepoids des droits de l’homme a exercé dans ce domaine une réelle influence : les ministères de la guerre ne s’appellent plus ainsi et aucun ministère ne s’est intitulé « ministère de l’attaque ». Tous les ministères qui s’occupent de la guerre et des armées s’appellent désormais « ministère de la défense ». Hommage que le vice rend à la vertu : aucun chef d’Etat aujourd’hui, aussi despotique et sanguinaire fût-il, ne pourrait tenir le discours de Gengis Khan. Mais cela n’a pas entravé la réflexion et les efforts de justification, même pour la guerre extrême.
C’est ainsi que la guerre totale, rendue possible par l’armement nucléaire, a pu être justifiée grâce à l’argument suivant : plus la guerre sera terrible, et plus les hommes seront dissuadés de la faire. Dans le contexte nucléaire, la légitime défense de¬vient problématique, voire impossible. Avec l’arme atomique, attendre l’agression est exclu. Mais une guerre préventive est tout autant inenvisageable car l’autre camp serait lui aussi fondé à se prémunir contre cette guerre… Le tourniquet est sans fin : l’ennemi peut attaquer pour empêcher une attaque destinée à empêcher une attaque… Durant la guerre froide, les Soviétiques distinguaient les attaques préventives et préemptives, les premières consistant à déclencher une guerre pour n’être pas surpris par une agression adverse, les secondes se contentant de devancer l’ennemi qui s’apprête à engager les hostilités. Les Soviétiques avaient solennellement déclaré renoncer à déclencher une guerre préventive ; ils admettaient en revanche la légitimité de la guerre préemptive. A ceux qui objectaient que la guerre préemptive pourrait n’être que l’autre nom d’une guerre d’agression, ses défenseurs répliquaient que le déclenchement des hostilités est toujours précédé par une crise diplomatique prolongée et par des préparatifs militaires qui constituent autant de signaux d’alerte. Cette doctrine de la guerre préemptive a été reprise par les responsables américains dans leur doctrine de la quatrième guerre mondiale contre l’hyperterrorisme. Elle repose sur l’idée qu’en certains cas extrêmes (l’attaque terroriste étant assimilée à une attaque nucléaire car si elle a un pouvoir bien moindre de destruction, elle peut surgir inopinément en dehors de tout contexte de tension) – la riposte serait par définition déjà de fait trop tardive.
Dans un contexte non nucléaire mais de violence extrême (préparation, commencement et exécution d’un génocide, par exemple), le principe, réaffirmé par la Charte des Nations unies (il s’agissait alors de mettre définitivement hors la loi les agressions du type de celles qu’avaient menées les régimes fascistes), de la souveraineté absolue des Etats a pu être relativisé, voire contesté au nom du principe supérieur du respect de la personne humaine. De là l’idée nouvelle de droit d’ingérence, qui représente évidemment une violation du principe de souveraineté. Dans son opuscule sur la paix perpétuelle, Kant interdisait formellement l’ingérence militaire : « Aucun Etat ne doit s’ingérer de force dans la constitution ni dans le gouvernement d’un autre État1 » mais il prévoyait une exception : lors d’une révolution, l’État et le gouvernement disparaissent, dès lors « ce n’est pas s’ingérer dans la constitution de cet état anarchique que de prêter du secours à l’un des partis ». A partir des années 1960- 1970, en Afrique essentiellement, donc aussitôt après la grande vague de décolonisation, des troupes étrangères, d’anciennes puissances coloniales, puis des États africains sous l’égide de l’OUA se sont effectivement interposés pour empêcher que l’affrontement entre deux camps ne dégénère en massacres. Mais une intervention neutre qui ne prend parti pour aucun des deux camps aux dépens de l’autre est dans les faits impossible : on pourrait la dire aussi impossible que cette liberté d’indifférence critiquée par Leibniz – situation toute fictive qui est celle dans laquelle un individu se trouverait s’il avait à choisir entre deux possibilités absolument identiques. Sur le terrain, une intervention même neutre favorise un camp aux dépens de l’autre (généralement celui qui déjà détient le pouvoir).Aujourd’hui la seule occurrence claire où le droit d’ingérence (et même le devoir d’ingérence) semble établi est celle de possibles crimes contre l’humanité. Mais cela signifie que l’intervention a des motifs et un sens humanitaires plutôt que politiques
— avec toutes les équivoques que cela implique. De l’idée de droit d’ingérence on est rapidement passé, en effet, à celle de devoir d’ingérence. Si la non-assistance à personne en danger est à bon droit imputée à crime dans les sociétés modernes, comment pourrait-on continuer d’admettre une non-assistance à peuple en danger ? Seulement, avec la justification de l’ingérence, c’est à une résurgence de la notion de guerre préventive que nous assistons : nous ne sommes plus alors dans le cadre classique du : « si tu veux la paix, prépare la guerre ! », mais du : « si tu veux la paix, fais la guerre ! » Ainsi l’intervention armée peut- elle prendre la forme d’une guerre-sanction, toute sanction possédant ces deux fonctions : la punition et la prévention. Mais qui décidera de la légitimité d’une telle intervention ? La question s’est posée pour l’Irak, à deux reprises, et pour le Kosovo. En l’absence d’une réelle puissance internationale disposant d’une armée efficace, la guerre-sanction ne peut être de fait menée que par une puissance hégémonique (aujourd’hui : les États-Unis) ou par une coalition conduite par elle.
L’idée de guerre préventive, que les grandes puissances (au premier rang desquelles la superpuissance américaine) tentent d’intégrer dans leur politique étrangère, est injustifiable au regard du droit international. La guerre préventive frappe un agresseur potentiel alors même qu’un État ou un collectif ne peut être désigné comme « agresseur » que s’il a commis une agression effective. Du coup, c’est celui qui dit se prémunir d’une agression qui apparaît comme l’agresseur. Et pourtant, l’argument invoqué n’est pas dépourvu de raison : aujourd’hui les dégâts provoqués par une attaque-surprise peuvent être si considérables qu’il est légitime de vouloir agir sur sa possibilité et non seulement sur ses effets réels. Après tout, c’est ce qui est demandé à ceux qui ont à gérer les risques de l’industrie nucléaire qu’ils n’attendent pas la catastrophe pour agir.
Les partisans de la guerre préventive peuvent également présenter des arguments empiriques, tirés de l’expérience passée. Tous les historiens s’accordent à reconnaître qu’une intervention militaire opposée à Hitler dès 1935 au moment de la remilitarisation de la rive gauche du Rhin (interdite par le traité de Versailles) eût pu arrêter le processus catastrophique qui finalement conduira à la guerre mondiale (et à l’extermination des Juifs, qui en est inséparable). L’idée de guerre préventive considérée sous l’angle de cette rétrospective historique n’est donc pas opposée à la raison. On ne voit que trop bien, en revanche, comment cette idée peut servir à une puissance hégémonique de justification a priori pour la sauvegarde de ses intérêts particuliers. De plus, une absence d’événement ne peut jamais servir à légitimer après coup une politique puisque par définition cette absence ne peut pas être prouvée.
On comprend que la thématique de la guerre juste ait pu dériver vers une rhétorique de justification de la Realpolitik. Mais en a-t-il jamais été autrement ? Comme l’a montré Michael Walzer dans son ouvrage Guerres justes et injustes, il serait abusif de renoncer à l’idée de guerre juste sous prétexte qu’elle a pu être utilisée à des fins contraires à son esprit par des dirigeants trop bien intéressés.’ Renoncera-t-on à dire la vérité sous prétexte que des sophistes mentent en donnant à leurs arguments l’apparence de la vérité ?
Cela dit, le droit international ne reconnaît ni le droit d’ingérence ni la légitimité de la guerre préventive. La Charte des Nations unies dont la première finalité, rappelons-le, est l’établissement de la paix mondiale fixe des limites étroites au recours à la guerre. Les Etats n’ont le droit d’utiliser la force qu’en cas de légitime défense ou d’agression. L’ONU est supposée régler pacifiquement les différends internationaux. En cas d’échec, seule une décision motivée du Conseil de sécurité peut légitimer l’emploi de la force.