l'évolution de la guerre: La stratégie
La dualité des modèles organiques (le corps) et mécaniques (la machine) est repérable dans les différentes formations historiques. D’un côté, l’armée est analogue à un grand corps dont les soldats seraient les organes, de l’autre, elle est semblable à une grande machine dont les soldats seraient les pièces. Cette dualité accorde au général en chef une position différente selon les cas : avec l’armée organique, il est au premier rang de ses troupes ou bien au milieu de ses hommes dont il anime l’ardeur et le courage (ainsi, Alexandre à la bataille d’Issos). Avec l’armée mécanique, il est le cerveau qui conçoit les plans de bataille, ce qui suppose une distance entre lui et ses troupes. Deux manières opposées, donc, d’être à la tête.
La stratégie a d’abord désigné l’ensemble des qualités attendues du général en chef (stratègos en grec) avant de signifier, à partir de l’âge classique, la science de la guerre. Elle a été conçue selon un paradigme que l’on pourrait dire pictural (il s’agit alors de composer un tableau) ou selon le paradigme musical (le stratège étant assimilé à un chef d’orchestre : ne dit-on pas « conduire », « mener » la guerre, comme on dit « diriger un orchestre » — « chef d’orchestre » se disant conductor en anglais ?). Mais il y a également le modèle logique du calculateur. La stratégie repose en effet sur l’idée que la guerre n’est pas seulement pensable ou connaissable mais également maîtrisable
— qu’elle peut être l’objet d’un calcul. Tel était le point de vue de Clausewitz : ce n’est qu’à la surface que la guerre est chaotique ; en profondeur, elle est ordre et calcul.
Mais comment maintenir un ordre au sein d’une troupe qui peut être constituée de plusieurs milliers, voire de plusieurs dizaines de milliers d’hommes ? Comment lui faire passer des ordres ? Avant l’invention des techniques modernes de communication, les signes visibles (drapeaux, oriflammes) et audibles (musique des flûtes et des tambours) ont été des principes organisateurs dans les armées anciennes.
La différence opposition entre stratégie et tactique est classique. La stratégie est l’art de combiner les moyens militaires au combat afin d’en obtenir le meilleur rendement, la tactique est l’art de faire converger les moyens militaires sur le champ de bataille jusqu’au moment du combat. Alors que la tactique vise le succès, la stratégie cherche la victoire. La tactique veut gagner une bataille, la stratégie vise à gagner la guerre. Les Allemands appellent stratégie opérationnelle celle qui concilie les buts de la stratégie et les possibilités de la tactique et de la technique et qui oriente l’évolution de celles-ci pour les adapter aux besoins de la stratégie.
Toute guerre se présente comme une suite d’engagements, c’est-à-dire comme une succession de chocs et de mouvements. Le mouvement et le choc peuvent être pensés comme contraires (une manœuvre, par exemple, retarde le choc) ou comme mutuellement impliqués. En ce sens, ils constituent une véritable dialectique. Jusqu’au XIVe siècle, les guerres étaient un mélange de heurts et de manœuvres. Avec l’invention des armes à feu, la situation devient plus compliquée. La baïonnette sera la réponse technique au problème de la conciliation des deux : si le fusil permet d’abattre l’ennemi à grande distance1, arrive toujours le moment de la mêlée, ce vaste et chaotique corps à corps qui fait les batailles depuis la Préhistoire. Napoléon a gagné ses batailles en résolvant les deux problèmes : celui de la combinaison du feu, du choc et du mouvement, et celui de l’ordre divisionnaire : concentration et dispersion.
La distinction, elle aussi devenue courante, entre guerre offensive et guerre défensive figure dans l’article « Guerre » de L’Encyclopédie de Diderot. Pour chacune des deux sortes, le comte de Tressan (l’auteur de l’article) distingue « guerre de campagne » et « guerre des sièges », qui recoupe la division entre le mouvement et le repos, la marche et la halte.
Pour les batailles terrestres offensives, lorsque deux camps armés se font face, il n’y a que trois modèles de victoire : la percée (centrale), l’écrasement (sur toute la largeur du front) et l’enveloppement (par les ailes). La percée peut être suivie d’une manœuvre d’enveloppement par les ailes. Bien entendu, beaucoup de paramètres entre en jeu (le nombre des combattants, l’armement, la nature du terrain, le temps qu’il fait, etc.).
Les grands conquérants de l’histoire ont été naturellement des maîtres de l’offensive. L’avantage de la guerre défensive, dit le comte de Tressan, tient au fait que celui qui la mène peut dans le malheur avoir recours à son propre pays. Clausewitz accordait la supériorité à la guerre défensive à partir d’une observation psychologique : les hommes mettent plus d’ardeur à conserver ce qu’ils ont qu’à conquérir ce qu’ils n’ont pas. A la guerre, en outre, le temps joue toujours en faveur du défenseur. Clausewitz opposait par ailleurs le caractère excentrique de la défense au caractère concentrique de l’attaque. L’espace de la défense n’est pas le même que celui de l’attaque : il est diffus et mouvant.
La tactique de la terre brûlée est l’une des formes les plus radicales de la guerre défensive. Elle peut être très efficace en cas d’invasion, en privant l’attaquant à la fois de la possibilité de se ravitailler et de l’éventuel bénéfice de sa victoire.
Dans Guerre et Paix, qui n’est pas seulement un roman génial mais développe toute une philosophie de l’histoire, Tolstoï ruine île fond en comble ce qu’il croit être un mythe : le mythe selon lequel les grands événements de l’Histoire pourraient se plier à lit volonté d’un seul homme. L’écrivain se moque de son compatriote Belinski en ces termes : « Pour les historiens qui croient que la Russie s’est formée par la volonté d’un seul homme, Pierre le Grand, que la France s’est transformée de république en empire et que les armées françaises sont allées en Russie par lu volonté d’un seul homme, Napoléon, le raisonnement selon lequel la Russie est demeurée puissante parce que Napoléon avait un gros rhume, ce raisonnement est pour ces historiens d’une logique inattaquable». Aux yeux de Tolstoï, le chef de guerre est moins le bras qui dirige le navire que l’écume soulevée par l’étrave : « pour étudier les lois de l’histoire, écrit-il, nous devons changer complètement l’objet de l’examen, laisser en paix les rois, les ministres et les généraux, et étudier les éléments homogènes, infinitésimaux qui gouvernent les masses ». Clausewitz avait dit que « sous son aspect supérieur, la guerre ne consiste pas en une quantité infinie de petits événements analogues en dépit de leur diversité […] mais en un certain nombre d’événements singuliers de grande envergure et décisifs qu’il faut aborder séparément ». C’est contre une telle conception que s’insurge Tolstoï : « La fausse idée que nous nous faisons de l’ordre […] réside dans le fait que […] toute une série innombrable d’événements divers, infimes, comme, par exemple, tout ce qui a amené l’armée française en Russie, est réduite à un seul événement et que, par voie de conséquence, on réduit aussi toute une série d’ordres à la seule expression d’une volonté ». La guerre consiste, selon Tolstoï, en une quantité infinie d’événements infiniment petits. Or cette quantité infinie peut être considérée de deux manières : ou bien elle est réductible par addition à quelques événements singuliers de grande envergure
– tel est le point de vue de Clausewitz, dans ce cadre, on en vient fatalement à nier la confusion pourtant évidente ; ou bien on considère cette quantité infinie en s’appuyant sur les règles de pensée du calcul infinitésimal : « c’est seulement en adoptant pour objet d’observation une unité infiniment petite – la différentielle de l’histoire, c’est-à-dire les aspirations communes des hommes – et en apprenant l’art de l’intégrer (faire la somme de ses infinitésimaux) que nous pouvons espérer saisir les lois de l’histoire ».
L’organisation militaire est généralement figurée par un cône dont la base serait constituée par les soldats, les sections supérieures à la base, les grades de l’armée dans l’ordre ascendant, jusqu’au sommet du cône dont la pointe serait le commandant en chef. Cette image est, aux yeux de Tolstoï, une fiction parce que l’acte exécuté à la base ne se rattache en rien à la pensée, c’est-à- dire plus justement à l’ordre donné au sommet du cône. Jamais un ordre, un commandement, c’est-à-dire une expression du pouvoir que s’attribue le chef de guerre, ne parvient à la réalité. En fait, il n’est pas d’ordre qui puisse être exécuté : « ce n’est pas Napoléon qui dirigeait la bataille car aucun point de son dispositif n’a été exécuté et, pendant la bataille, il ne savait pas ce qui se passait devant lui. En conséquence, le fait que ces hommes se sont entretués n’a pas été déterminé par la volonté de Napoléon, mais s’est produit en dehors de lui, par la volonté de centaines de mille hommes qui prenaient part à l’affaire. Napoléon croyait seulement que tout se faisait par sa volonté ».
Il existe un fait historique simple qui donne raison à Tolstoï : les plus grands stratèges de l’histoire – Hannibal, Napoléon – ont tous étés vaincus. Cela n’est pas d’ailleurs seulement à comprendre comme le signe de la vanité de la stratégie, certains y voient une preuve de la vanité historique de la guerre. Pour Tolstoï, ce n’est pas le projet qui conduit à l’événement, mais l’événement qui conduit rétrospectivement au projet. C’est dans un sens analogue que Bergson parlera de « mouvement rétrograde du vrai » à propos de la naissance de la démocratie : nous croyons, à tort, à des événements précurseurs parce que nous partons d’un présent qui n’existait pas encore dans le passé. Le futur, selon Bergson, n’est pas développement d’une virtualité contenue dans le présent mais création d’imprévisible nouveauté.
L’échec des plans allemands et français en 1914 marquera aux yeux de certains la faillite de la conception volontariste héritée de Clausewitz. Selon Sun Tzu, le grand stratège n’est pas celui qui projette un plan (selon le modèle occidental) mais celui qui détecte dans la situation présente ce qui pourra tourner à son avantage. La Chine a développé une stratégie d’accompagnement et d’esquive aux antipodes de la stratégie d’affrontement privilégiée en Europe à partir de l’Antiquité. Depuis la Grèce antique, en effet, l’Europe a pensé l’efficacité à la guerre sur le mode de l’affrontement, de la lutte visible, du choc direct. Si l’action est efficace, le point d’aboutissement sera l’imposition d’une volonté ou d’un plan. Est efficace, à nos yeux, ce qui est l’application dans la réalité d’un modèle préétabli. Rien de tel en Chine où les deux modes de compréhension du réel sont donnés par les expressions de « potentiel de situation » et de « non- agir ». Au départ, existe toujours une situation, qu’elle soit naturelle, cosmique, historique, dans laquelle l’être humain est impliqué. L’essentiel consiste dès lors à détecter dans cette situation des lignes de pente, des facteurs favorables, des éléments porteurs qui lui appartiennent déjà. On n’affronte un adversaire que si tout ce potentiel a basculé de son côté. La stratégie chinoise est sans dépense et sans résistance : on n’affronte l’autre que lorsque l’on a déjà gagné, quand il est déjà vaincu, même s’il ne s’en est pas encore rendu compte ! A l’opposé de la conception occidentale de l’efficacité, qui est liée à un modèle ou un plan dressé à l’avance et à leurs applications, il ne s’agit pas d’agir mais de transformer la situation pour qu’elle délivre d’elle-même le résultat favorable.
La guérilla est apparue en Espagne contre Napoléon. Elle est contemporaine de l’éveil des nationalités contre l’impérialisme et le nationalisme modernes. Guerre de harcèlement menée par des partisans ou des révolutionnaires, agissant seuls ou en petites troupes contre les autorités en place ou la puissance occupante, la guérilla est née de l’inégalité entre les deux forces en présence qui interdit aux partisans et révolutionnaires de risquer une bataille frontale et les oblige à la mobilité permanente. La guérilla est la guerre que le faible oppose au fort.
Avant les résistants espagnols contre les envahisseurs français, l’Histoire a gardé mémoire de ces combattants imprévisibles qui ont souvent su faire échec aux puissances les plus solides. Des bandits du roman-fleuve chinois Au bord de l’eau aux rangaceiros brésiliens en passant par Robin des bois, Cartouche, Jean Chouan et Fra Diavolo, nombre d’anonymes ont fini par devenir des héros de légende. Et s’il est vrai que la défaite et la mort de la plupart d’entre eux n’ont pas peu contribué à faire leur aura, beaucoup furent victorieux : le fondateur de la dynastie Ming, dans la Chine du XIVe siècle, parvint à chasser les Mongols, Shivaji en Inde (XVIIe siècle) tint les envahisseurs musulmans en échec.
La tradition romaine de l’armée régulière, l’usage du mercenariat et l’esprit de chevalerie se conjuguèrent en Occident pour écarter la guérilla comme le mode pratique de la guerre. Pourtant, Bayard et Du Guesclin furent bien des guérilleros avant l’heure et les corsaires menèrent une véritable guérilla des mers.
La guérilla n’a pas pour objectif d’écraser l’ennemi (quand bien même elle le voudrait, elle ne le pourrait pas), elle cherche à l’épuiser. « L’ennemi avance, nous reculons ; l’ennemi s’arrête, nous le harcelons ; l’ennemi est harassé, nous le frappons ; l’ennemi recule, nous le pourchassons » disait le général Vo Nguyen Giap après Mao Tsé Toung. Ne pouvant éliminer un ennemi plus fort qu’elle, la guérilla vise à l’exténuer. Esquivant le front de la bataille qui lui serait fatale, elle dilue à l’extrême les dimensions de l’espace et du temps : alors que la bataille classique est brève (comme dans la tragédie classique, la journée est son unité de temps) et locale (d’où l’expression de champ de bataille), la guérilla peut surgir de partout à tout moment, l’effet de surprise surcompensant la faiblesse technique et numérique. La guerre populaire est quelque chose de fluide et de vaporeux, disait Clausewitz, elle ne doit jamais se condenser en un corps solide. On chiffre généralement à 10 contre 1, voire à 30 contre 1 la proportion de réguliers nécessaires pour obtenir la supériorité sur des guérilleros.
Sans bataille, immobiliser l’ennemi – tel est le plus important principe de l’art de la guerre, selon Sun Tzu. Là encore, le facteur spatial s’avère déterminant. La guerre classique aime les terrains découverts : la plupart des grandes batailles de l’histoire ont eu lieu dans des plaines. La guérilla, quant à elle, privilégie le marécage et la forêt, parce que pour elle se cacher est une nécessité. Sun Tzu préconisait l’action sur les arrières de l’ennemi, pour le désorganiser. La guerre de partisans se mène sur les arrières des corps de bataille ou en l’absence de ceux-ci. Cette guerre du faible contre le fort peut être aussi forte que lui, voire davantage.
La guerre révolutionnaire est une guerre populaire — aussi peut-elle se permettre d’adopter une stratégie d’usure. Mao voyait dans la Blitzkrieg la stratégie inhérente aux régimes fascistes, parce que ceux-ci ne sont pas assurés du soutien de leurs populations. Pour Mao, le combattant révolutionnaire trouve son élément naturel dans le peuple « comme le poisson dans l’eau » — c’est pour avoir oublié cette élémentaire leçon que la guérilla de Che Guevara en Bolivie se termina en désastre.
« Le pouvoir est au bout du fusil » répète Mao, qui précise néanmoins : « Le parti commande aux fusils » — une formule qui transpose celle de Clausewitz sur la guerre comme politique continuée par d’autres moyens. « Tout l’art de la guerre est basé sur la duperie », disait Sun Tzu. La guerre révolutionnaire est aussi une guerre subversive — inversement, on appelle guerre subversive la guerre populaire ou révolutionnaire menée par des moyens non conventionnels. Une autre expression désigne une stratégie analogue : on appelle guerre psychologique la guerre de propagande consistant à saper le moral de l’adversaire (population et armée) et à diminuer, voire à briser sa détermination au combat ou à la résistance.
On connaît le mot de Napoléon : la guerre est un art simple et tout d’exécution. L’armement moderne fait de la stratégie un art complexe et tout de conception. La théorie mathématique des jeux, apparue après la Seconde Guerre mondiale dans un contexte de guerre froide commençante, formalise la situation d’affrontement entre deux adversaires. L’arme nucléaire est une arme totale : elle condense pour ainsi dire la guerre en un point. Avec elle, il ne s’agit plus simplement de faire peur, mais de dissuader l’ennemi de toute velléité d’agression. On distingue, dans les états-majors, la dissuasion de base qui est la politique consistant à brandir la menace de représailles nucléaires en cas d’attaque nucléaire et la dissuasion élargie, qui est une menace de représailles nucléaires en riposte à toute attaque, nucléaire ou conventionnelle.
La dissuasion nucléaire induit plusieurs paradoxes. Paradoxe rationnel : il peut être rationnel de menacer de faire ce qu’il ne serait pas rationnel de faire (par exemple, lancer des représailles après une attaque nucléaire) ; paradoxe moral : menacer de faire quelque chose nécessite l’intention conditionnelle de le faire ; une menace dénuée d’intention, une menace non sincère n’est que du bluff. De nombreux responsables ont soutenu que la politique de dissuasion de la plupart des Etats était essentiellement du bluff, surtout à l’époque où l’on se menaçait de représailles massives, politique connue sous le nom de « destruction mutuelle assurée ».
Mais, de même que face aux armées nombreuses et bien équipées de Napoléon s’est élevée d’une armée informelle de guérilleros et de partisans, de même, face à l’arme nucléaire, se lèvent des forces capables à la fois d’une violence extrême et jouant constamment sur l’esquive. Les stratèges parlent de guerre asymétrique pour désigner un conflit mettant aux prises deux forces très inégales en termes d’armement et qui ne luttent pas de la même manière — comme un État pourvu de la puissance nucléaire et une organisation terroriste internationale. Les guerres contemporaines ne sont plus des guerres de front et de bataille. L’affrontement n’est plus un face-à-face.