Impérialisme et culture
La domination coloniale s’est accompagnée de la diffusion de la pensée raciale, surtout dans la seconde moitié du xixe siècle. Le processus est complexe et varie en fonction des situations. La guerre coloniale a totalement échappé au processus de « civilisation de la guerre» propre au XIXe siècle. La Croix-Rouge n’y a pas accès. La terreur a été l’instrument de la conquête, en particulier en Algérie, mais les Britanniques y ont eu également recours lors de la révolte indienne de 1857. La colonisation de peuplement établit un antagonisme mortel entre les deux peuples qui s’affrontent. Parce que les peuples sont réputés « non civilisés », on est contraint d’agir de façon barbare avec eux (aujourd’hui on dirait sans doute : parce qu’ils ne sont pas démocratiques…).
L’Irlande représente un cas spécifique. L’essentiel de la colonie de peuplement précède la révolution industrielle et la question foncière renvoie à la constitution d’une noblesse « anglo-irlandaise » plus proche de l’Ancien Régime que de la société moderne. Dans la seconde moitié du xixe siècle, la lutte nationale préfigure les mouvements de décolonisation du XXe siècle en dehors de l’Europe. Les mesures économiques prises à la fin du xixe siècle, destinées à régler les questions foncières, ont surtout montré ce que l’on retrouvera plus tard et ailleurs : l’échec de solutions économiques à un problème politique. De Marx à Lénine, les premiers socialistes ont imaginé qu’une révolte irlandaise donnerait le signal de la grande révolution prolétarienne dans les pays industrialisés. Ln dépit des tentatives d’assimilation et de métropolisation, le discours britannique a considéré les Irlandais comme des sauvages plutôt que comme des égaux.
Partout dans le monde colonial se sont édifiées des barrières raciales qui la plupart du temps expriment la peur du petit groupe dominant face aux immenses masses indigènes qu’il contrôle. L’ethnographie coloniale a classé et divisé les peuples dominés dans une perspective de gouvernement. Pour administrer des sociétés, il faut pouvoir les connaître. L’ethnographie classificatoire va avoir tendance à enfermer les populations dans des définitions rigides de groupes, alors ‘ que, aux époques précoloniales, ces groupes, tout en existant, n’avaient que des contours relativement flous et vagues, ce qui permettait aux individus de passer éventuellement de l’un à l’autre. La mobilisation du savoir pour cette tâche implique l’utilisation de l’ensemble des catégories mises au point pour comprendre, dans une perspective à la fois déterministe et évolutive, le peuplement de l’Europe. On combine ainsi l’anthropologie physique, l’ethnographie linguistique et l’histoire européenne dans ses phases antiques et médiévales. La Cité antique de Fustel de Coulanges servira tout aussi bien à interpréter chez les colonisateurs français les villages indochinois que les communautés montagnardes d’Afrique du Nord.
Tout naturellement, la classification coloniale aboutit à faire des « Blancs » dominants des Aryens face aux populations sémites, asiatiques ou noires dans un dégradé de valeurs. Les sciences coloniales sont l’application, en dehors du domaine géographique de l’Europe, de savoirs qui ont été constitués originellement en fonction des réalités européennes et nord-américaines (voir l’usage du terme « caucasien »). Le radicalisme des colonisateurs est tout autant l’expression du scientisme dominant de la fin du XIXe siècle que la légitimation de relations de pouvoirs. Il est lié à l’apogée du déterminisme dans les sciences humaines et sociales, qui conduit à considérer comme irrémédiable et intangible ce qui n’est que l’expression d’un moment de l’histoire, celui de la conquête coloniale.
Le problème essentiel de l’impérialisme colonial est qu’il est à la fois l’expression de la puissance européenne et la négation de l’évolution de l’Europe. Dans les métropoles, le mouvement de l’histoire va vers l’égalisation des statuts juridiques et dans une moindre mesure des conditions sociales, tandis que le monde colonial recrée les hiérarchies de conditions abolies en Europe. Plus l’Europe se démocratise, plus le monde colonial s’aristocratise. La personnalité des lois censée reconnaître la diversité des cultures construit un système politique régi par la différence. Les missionnaires – catholiques et, bien que moins importants numériquement, protestants – rêvent de reconstruire une cité idéale théocratique, en réaction aux processus de sécularisation en cours dans le monde industrialisé. Il existe une sorte de « médiévalisme » plus ou moins conscient chez les acteurs de terrain de l’expansion coloniale, pris dans une double logique de modernisation et d’archaïsation des sociétés indigènes.
L’Empire ne peut exister sans collaborateurs locaux. Des individus et des groupes sociaux complets s’accommodent de la situation pour faire avancer leurs propres intérêts matériels. C’est à eux que s’adresse en priorité le discours impérial de la loyauté (et non de la participation citoyenne) à un ensemble plus grand. Ils sont les premiers à assimiler la culture des dominateurs puisqu’ils sont des rouages indispensables du système colonial. Le progrès lent mais régulier de l’enseignement secondaire et supérieur, aussi bien dans les métropoles que dans les dépendances, leur donne l’accès à la culture de ceux qui se considèrent comme des maîtres.
Si, dans un premier temps, les collaborateurs sont utiles pour faire fonctionner les institutions sociales précoloniales mises au service du pouvoir exogène, dans un second temps, c’est en s’appuyant sur eux que les coloniaux construisent sinon l’État moderne au moins une administration efficace où ils sont présents dans les strates inférieures. Inévitablement, leurs positions les conduisent à exiger l’assimilation qui est contradictoire avec l’essentialisme différentia- liste du colonialisme. Ils sont pris par la « tentation de l’Occident » qui se transforme en amer ressentiment en cas de rejet. L’enjeu principal est de se trouver dans une position d’autorité par rapport à des Européens.
Le rapport colonial serait trop simple si on le limitait à un rapport conflictuel entre dominants et dominés. Le dominé voit aussi dans la culture du dominant son accès à la modernité.
La question essentielle est celle des limites de l’universel : où se trouve la frontière entre l’accidentalité et l’universel ? Jusqu’où peut-on aller dans la voie de l’occidentalisation sans se renier soi-même ? Paradoxalement, le savoir européen des orientalistes, qui jusque-là avait servi d’instrument de pouvoir et de justification de l’entreprise coloniale, vient à son secours. Le passé prestigieux devient promesse de devenir. L’histoire universelle des Européens donne un rôle majeur d’origine de tous les savoirs à un Orient qui va du Maroc au Japon, voire au-delà, et révèle d’immenses trésors cachés issus de passés inconnus. Le déchiffrement des écritures anciennes ajoute des millénaires d’histoire aux peuples du Proche-Orient. Les archéologues français dévoilent aux Cambodgiens qui l’avaient oubliée la prestigieuse civilisation d’Angkor, et les savants de même origine expliquent aux Vietnamiens qu’ils ne sont pas seulement de culture chinoise. Ils « inventent » ainsi une « personnalité vietnamienne ». En s’appuyant sur le discours des orientalistes, les Ottomans turcophones découvrent la richesse du passé turc. La Civilisation des Arabes de Gustave Le lion est l’une des matrices du discours du nationalisme arabe. L’orientalisme européen fournit les éléments indispensables des nouveaux récits nationaux, étape préliminaire de constitution des nationalismes à venir. La redécouverte revalorisant de soi passe par l’adoption des critères historiques de l’Europe qui a aussi fourni les données historiques pour la reformulation du passé.
L’Afrique noire a une génération de retard. Le passage à l’universel par l’histoire attendra la réhabilitation des sociétés premières par l’anthropologie de l’entre-deux-guerres et par les tenants de la négritude. Les Afro-Américains y joueront leur rôle en revendiquant l’Egypte pharaonique comme civilisation noire, participant à la même démarche d’inscription dans l’histoire universelle et dérobant aux Blancs les origines de la civilisation. Ils répondent ainsi au discours inverse des coloniaux, souvent des missionnaires, qui attribuent toute forme d’organisation sociale complexe en Afrique noire à une supposée origine égyptienne blanche. La division fonctionnelle des sociétés africaines des Grands Lacs, analogue aux sociétés d’ordres d’autres régions du monde, est interprétée en termes ethniques et raciaux selon les modèles alors dominants dans l’historiographie de l’Europe. On définit ainsi des appartenances ou des origines sémitiques diverses à certains grands groupes ethniques africains. L’adoption de ces identifications par une partie des populations intéressées aboutira aux terribles massacres du Rwanda et du Burundi à la fin du XXe siècle.
Par ailleurs, le dominé se rend compte de la différence entre le discours égalitaire des métropoles et les pratiques ségrégationnistes des coloniaux, et il commence à l’exploiter. Il entre dans un rapport amour/haine compliqué par l’assimilationnisme des uns et le différentialisme des autres.
Quand l’assimilation cesse d’être une perspective pour les coloniaux, on évoque une association de nature paternaliste. Au premier danger de la révolte de l’indigène s’en ajoute un second : la revendication d’égalisation des statuts, conséquence inévitable du succès même de l’entreprise civilisatrice. La contradiction coloniale se définit par cette double sommation faite à l’indigène : devenir moderne mais rester lui-même, être plus proche mais pas trop. L’illusion de l’association lient au fait que son fondement réside dans le maintien ni moins formel des institutions précoloniales, alors (lue la logique de la constitution de 1 ’État moderne les vide de sens et de réalités.
L’égalisation juridique paraît impossible à réaliser, car elle pose immédiatement la question du nationalisme. L’affaire irlandaise le démontre aux Britanniques, (cette colonie, unique dans l’histoire puisque totalement européenne dans son peuplement, s’est révélée inassimilable, non en raison d’une quelconque différence culturelle ou religieuse, mais tout simplement par le double facteur de la violence de la colonisation de peuplement et du poids insurmontable de l’histoire vécue au présent. Les nationalistes irlandais rappellent perpétuellement les massacres génocidaires de la colonisation anglaise depuis le xvne siècle et la grande famine des années 1845-1852. Les protestants de 1’Ulster célèbrent tous les ans les victoires de Guillaume d’Orange en 1690.
L’Algérie, sorte d’Irlande française un peu plus loin- laine, n’a vécu que les faux-semblants d’une assimilation qui refusait la pratique de l’égalité des droits ou, quand elle était accordée formellement, la démentait dans les faits (absence d’une représentation libre des « Arabes », trucage permanent des élections). Il a été impossible de « métropoliser » les départements algériens. On s’est enfermé dans une « lutte des races »
énoncée dès les premières années de la conquête par Tocqueville.
L’Irlande et l’Algérie ont montré l’impossibilité d’une dilatation des métropoles dans le contexte de la colonisation de peuplement qui débouche sur un enfermement des populations concernées dans un affrontement mortel. Dans les pays neufs, le génocide et la disproportion numérique ont anéanti toute revendication nationale de la population d’origine qui, au mieux, a été cantonnée dans des « réserves ».
Parler de «sociétés impériales» avant 1914 est un abus de langage en ce qui concerne les métropoles. Si leurs populations ont le sentiment, largement inculqué par l’école, d’appartenir à des ensembles plus grands, elles ne sont que très marginalement concernées par les migrations, d’où la puissance de l’exotisme qui est rupture de la banalité quotidienne. Quand les expositions universelles ou coloniales montrent l’indigène, ce dernier est défini par son mode de vie dans une perspective culturaliste ou anthropologique. On expose des reconstitutions de grands monuments locaux (temples, palais), des scènes de la vie quotidienne urbaine ou rurale. Pour des groupes plus « primitifs », on va jusqu’à la constitution de « zoos humains » qu’une historiographie postérieure mettra en exergue. Ce qui est considéré aujourd’hui à juste titre comme une exhibition honteuse est alors vu comme une entreprise d’éducation scientifique, destinée tout aussi bien aux masses qu’au public savant (certains objets, y compris des dépouilles mortuaires, se sont ainsi retrouvés dans les musées ethnographiques comme le musée de l’Homme à Paris). Ces expositions sont une démonstration de puissance nationale et une consécration de la science dominante.
Vidéo : Impérialisme et culture
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