La guerre froide, guerre impérialiste ou guerre géopolitique ?
Durant la première moitié du XXesiècle, l’Europe a été porteuse de guerres qui se sont exportées dans les autres régions du monde. Dès la fin du second conflit mondial, le risque d’une troisième guerre opposant les vainqueurs s’est profilé à l’horizon. La constitution des républiques satellites de l’Union soviétique de la Baltique aux Balkans est alors apparue comme la preuve d’un expansionnisme soviétique. L’Armée rouge était à « deux étapes du Tour de France ». Mais la constitution du glacis soviétique et la dissuasion nucléaire ont paradoxalement bénéficié à l’Europe de l’Ouest, en dépit de l’abcès de fixation de Berlin.
Si la guerre froide est née en Europe et si elle a eu pour enjeu durable le nouveau statut étatique issu de la Seconde Guerre mondiale (d’où l’absence unique dans l’histoire de « conférence de la paix » et d’un traité de paix au lendemain du conflit), elle n’y a pas pris lecaractère de violence affirmée. Des deux côtés du rideau de fer, on accumule les forces armées et les armements nucléaires, suscitant périodiquement de grandes peurs de destruction collective, mais la guerre tant redoutée ne s’est jamais produite en raison de l’équilibre de la destruction mutuelle assurée, avec la folie qu’elle comporte.
Le gel de la situation européenne projette la guerre à l’extérieur de l’Europe, dans le monde colonial en voie d’affranchissement. La violence s’exerce dans le Tiers- Monde en voie d’émergence. Le premier champ de bataille s’est ouvert en Asie dans la continuité des séquelles de l’invasion japonaise et de l’existence de forces communistes capables de prendre en charge le mouvement national, héritage inattendu de la stratégie de l’internationale des années 1920. La guerre d’Indochine, la conquête de la Chine par les communistes et la guerre de Corée soldent les comptes de la guerre du Pacifique.
Du fait même que, au moins en Indochine et en Chine, les communistes ont su récupérer le mouvement national, les puissances coloniales en retrait peuvent présenter leurs batailles d’arrière-garde comme le front avancé de la lutte contre le communisme. La « perte de la Chine » a été un traumatisme pour les élites gouvernementales américaines qui ont ensuite tenté de geler les situations acquises sur le modèle européen, d’où la
seconde guerre d’Indochine, dite du Vietnam. La hantise a été celle d’un effondrement consécutif des pays alliés d’Asie, la célèbre « théorie des dominos ».
Du côté soviétique, la guerre froide est l’expression naturelle de la puissance acquise et d’une vision du monde héritée du marxisme-léninisme. Du fait de sa richesse en matières premières minérales, l’Union o soviétique ne dépend d’aucun fournisseur extérieur et, en dépit des efforts des successeurs de Staline, elle n’a jamais réussi à devenir un grand acteur commercial sur la scène du monde. La majeure partie de son commerce s’est faite en devises non convertibles et a été, sans le dire, plus proche des accords de troc des années 1930 que de l’accès au marché libre et compétitif. L’échec commercial a transformé, dès les années 1970, l’Union soviétique en État rentier dépendant de façon croissante de l’exportation de son gaz et de son pétrole sur le marché européen pour pouvoir nourrir sa population avec du blé américain. Elle a alors connu la même dépendance que les pays du Tiers-Monde envers les variations fortes des prix des matières premières.
En 1945, les États-Unis sont de très loin la première puissance industrielle mondiale, avec environ la moitié de la production des produits manufacturés. En dépit de leur richesse en matières premières, ils doivent importer, outre les produits tropicaux classiques (les anciennes denrées coloniales), un certain nombre de produits minéraux, en particulier des métaux dits rares. En revanche, ils sont exportateurs de produits agricoles, surtout des céréales. Le relèvement de l’Europe de l’Ouest grâce au plan Marshall bénéficie grandement à l’économie américaine qui renoue avec ses partenaires commerciaux traditionnels, mais ce n’est pas en Europe qu’elle trouvera les matières premières qui lui manquent.
La perception des élites américaines au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est de nature géopolitique. Elle est à la fois conservatrice (conservation des posi- lions acquises) et dynamique. Il faut contenir la progression soviétique, reconstruire l’économie industrielle européenne, assurer le libre accès aux matières premières et restaurer le marché mondial libre. Ces deux dernières préoccupations correspondent aux intérêts bien compris des Etats-Unis et aux angoisses nées de l’effondrement de la première mondialisation, jugé responsable de la Seconde Guerre mondiale. Si la construction européenne a pour ambition de mettre fin aux conflits nationalistes du Vieux Continent, la mondialisation des échanges a pour vocation de mettre un terme aux guerres d’accès aux marchés et aux matières premières. L’Union européenne et la mondialisation sont deux projets complémentaires dont la philosophie profonde est d’éradiquer les causes supposées des deux guerres mondiales.
Ce dernier cadre explique la position réservée des États-Unis par rapport aux empires coloniaux. Ils sont soupçonnés de vouloir maintenir les barrières protectionnistes et les accès préférentiels aux matières premières. Dès 1945, les Américains remettent en cause les privilèges honorifiques ou matériels de ce qui reste du système colonial européen, en particulier au Moyen- Orient. Cette résurgence de l’anticolonialisme américain, qui présente les États-Unis comme partenaires des pays indépendants ou semi-indépendants et non comme dominateurs, est ressentie par les coloniaux comme une sorte d’« impérialisme de l’anti-impérialisme », tandis que les élites nationalistes de gauche évoquent un « nouvel impérialisme », distinct du vieil impérialisme européen sur le déclin.
Dans le monde vu par Washington, indépendamment de la solidarité culturelle et de l’alliance des démocraties euro-atlantiques, un certain nombre de zones sont définies comme vitales (« intérêt national américain »), soit par leurs positions géographiques pour contenir les Soviétiques, soit par leur importance en tant que lieux de production de matières premières, en particulier énergétiques. Il en est ainsi du Moyen-Orient, à la fois par sa proximité géographique avec l’Union soviétique et par la dépendance croissante de l’Europe envers ses ressources pétrolières. Si les États-Unis sont encore autosuffisants en production pétrolière, ils veulent ménager leurs réserves en développant les ressources du Moyen-Orient, qui par ailleurs sont exploitées et commercialisées en bonne partie par les grandes compagnies pétrolières américaines (les « majors »).
Même si les marchés et les matières premières importent grandement dans la perspective américaine, le fondement reste géopolitique.
La guerre froide est bien une lutte de puissances doublée d’une compétition idéologique pour définir le devenir de l’humanité. Une fois les enjeux posés, elle se mondialise dans un cadre de références essentiellement géopolitique, comme le montre la théorie des dominos prise au sérieux dans chaque camp. Comme le nouveau cadre juridique posé en 1945 prohibe la guerre et la conquête, elle ne peut reproduire la structure classique des empires d’antan. Elle s’accommode au contraire de la généralisation du modèle de l’Etat-nation, du moment que ce dernier entre dans la logique des alliances et des réseaux (ou, dans le cas contraire, de sa « neutralisation »).
Vidéo : La guerre froide, guerre impérialiste ou guerre géopolitique ?
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : La guerre froide, guerre impérialiste ou guerre géopolitique ?
https://www.youtube.com/embed/zLYZxLHskvE