le quotidien des femmes au XIXe siècle : Le maintien de la tradition paysanne: les femmes paysannes au 19ème siècle
Au cours du XIXe siècle, les campagnes changent de visage, selon une chronologie en trois temps qui ne rend compte ni de la diversité régionale ni de l’hétérogénéité. De 1815 à 1852, la vie agricole est dominée par la tradition, sous le signe du surpeuplement et de la misère, avec des progrès en fin de période; la période de 1852 à 1880 est synonyme d’apogée des campagnes, temps de progrès techniques, de réels changements et de prospérité. Mais de 1880 à 1914, une dure dépression ébranle le monde paysan, provoque l’accélération de l’exode rural et les transformations. L’étude qui suit privilégie les éléments permanents et la description de ce qu’il convient d’appeler la société traditionnelle.
Le poids des femmes dans l’agriculture :
L’agriculture, premier secteur de l’emploi féminin :
En 1851, dans une France de 35,7 millions d’habitants, la population rurale est de 26,6 millions ; la population active agricole serait en 1853 de 14,3 millions de personnes, dont 46 % de femmes. En 1866, 40 % de la population féminine active appartiennent toujours à ce secteur, contre 27,2 % à l’industrie et 22,5 % au service domestique. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, bien que les paysannes soient, elles, difficiles à identifier car, d’une part, les statistiques, pas toujours fiables, ne prennent pas systématiquement en compte le sexe et, d’autre part, les définitions de l’époque lient le terme paysan(ne) au lieu de vie – la campagne – et non au travail.
L’invisible présence des « agricultrices » :
Le mot agriculteur correspond à la définition du travailleur de la terre, mais il n’a pas de féminin dans les dictionnaires; les travailleuses de la terre sont dans les statistiques nommées « employées », il s’agit le plus souvent de l’épouse de l’exploitant agricole. Cette confusion dans le vocabulaire reflète l’importance du couple dans les campagnes.
La primauté du couple dans les campagnes :
La famille, cellule de production et de reproduction :
Longtemps resté fermé sur lui-même – jusqu’à la révolution des transports qui le désenclave lentement -, le monde paysan repose sur la famille et le couple, dans le cadre d’une économie quasi autarcique et souvent précaire, malgré la fin des disettes en 1846. Les solidarités sexuelle, familiale et professionnelle s’entremêlent; des vies en commun de frère et sœur, de père et fille pallient l’absence du couple matrimonial, indispensable au bon fonctionnement de la vie à la campagne ; le rapide remariage des veufs confirme l’impossibilité de vivre seul dans cette économie. La famille élargie retrouve toute son énergie en temps de gros travaux et de crise. Cette réalité du couple est connue avant le mariage et intervient dans le choix des futurs conjoints.
« Le corps vaut la dot » :
Le paysan recherche une femme solide car en ce milieu rude, comme dit le dicton, « le corps vaut la dot », ce qui au demeurant ne signifie pas que l’on dédaigne celle-ci. Elle repose sur les valeurs paysannes : la terre, les animaux, mais aussi le mobilier – l’armoire et le lit -, le linge. L’endogamie se double d’une homogamie. Les champs, les veillées, les foires, puis, en fin de siècle, les bals qui réunissent, bicyclette aidant, les jeunes des villages environnants, multiplient les rencontres, fréquentations sous l’œil moralisateur et régulateur de la communauté, parfois permissive (maraîchinage de Vendée) et du curé de la paroisse. La noce est dans les campagnes un événement collectif qui réunit les environs.
L’incessant travail des femmes :
La journée d’une paysanne est longue (de 16 à 19 heures), durée que rien ne viendra réglementer, car ce travail, non rémunéré, au sein de la famille, échappe à tout contrôle. Il est par ailleurs impossible de distinguer ce qui relève du rôle de la femme au foyer ou des tâches agricoles, tant les deux sont mêlés. Le soin et l’éducation reviennent à la mère. Dans la première moitié du siècle, les campagnes sont prolifiques, car les enfants représentent une main- d’œuvre familiale indispensable. La révolution démographique qui, en France, se caractérise par une baisse de la natalité antérieure à celle de la mortalité, touche d’abord les milieux urbains; les pratiques malthusiennes se diffusent cependant dans la seconde moitié du siècle. Un certain nombre de travaux, en sus des soins maternels, incombe exclusivement aux femmes : la préparation des repas, la fabrication du pain, la corvée de l’eau et, le plus souvent, les soins aux animaux et le travail du potager.
Les métiers en relation avec la terre et avec les besoins du village occupent les ruraux; les femmes travaillent dans les petits commerces, souvent en couple, elles sont aussi lingères, repasseuses, cuisinières, couturières. Leurs activités sont indispensables à l’économie villageoise.
Féminin/masculin dans les campagnes :
La sexuation des tâches :
Femmes et hommes assurent donc des tâches spécifiques et peu ou pas interchangeables : il n’est pas concevable que la ferronnerie, entre métier et art, soit pratiquée par une femme, pas plus qu’on imagine un homme manier l’aiguille de couture, alors qu’il peut être bourrelier. Cette organisation peut se justifier par la force physique que nécessite l’utilisation des instruments agraires ; mais la lourdeur des seaux d’eau que les hommes se refusent à porter, puis l’arrivée de la mécanisation, qui ne modifie pas la tradition, prouvent que cette répartition des rôles par sexe doit aussi être lue en termes de genre et relève davantage d’une représentation symbolique que de contingences matérielles. L’homme est celui qui ouvre la terre, l’ensemence comme le corps d’une femme et attend le grain; la femme est la terre féconde, son corps semble dire son lien au fluide et à l’eau indissociable de l’entrée dans la vie; aussi, porter un seau pour un homme, c’est trahir sa virilité et se ridiculiser. Lui se situe du côté de la force : il tue et saigne le cochon, ses liens avec le fer et le feu l’autorisent à pratiquer une cuisine du rôti ; la femme, elle, s’occupe du saloir, achève ce que lui a commencé et mijote les plats. Le paysan est un homme qui vit et travaille dehors ; le territoire de la paysanne est le dedans, la ferme et ses éventuelles dépendances. Mais la femme n’est pas enfermée : fontaine, lavoir, marché sont les rendez-vous d’un entre-femmes, des lieux de confidences, de commérages, de solidarités, voire de conflits. Ils sont bien plus importants pour la sociabilité féminine, exclue des cafés et des chambrées masculines, que l’église dominée par le silence, certes rompu par les murmures et les regards, et vite oublié par les conversations animées du parvis.
Une complémentarité hiérarchisée ?
Les folkloristes et voyageurs de l’époque (Abel Hugo, 1798-1855, Paul Sébillot, 1843-1918) voient surtout dans cette répartition des tâches une très forte inégalité entre l’homme, le maître, et la femme, domestique corvéable. Cette vision misérabiliste qui conduit même à penser que mari et femme se côtoient dans une « hostilité paisible » est remise en cause par les ethno-sociologues : ils accusent ces témoins du passé d’avoir appliqué à la culture paysanne les critères de la culture bourgeoise et de ne pas, de ce fait, l’avoir comprise. Les travaux féminins ne sont pas, à leurs yeux, dévalorisés puisque indispensables : les tâches féminines et masculines ne s’inscriraient pas dans une relation hiérarchique, elles seraient complémentaires et solidaires. Entre ces deux positions extrêmes s’insère une troisième lecture qui s’étonne de l’absence de tensions et du refus de voir que toutes les tâches n’ont pas même valeur : labourer est une activité noble, enlever les mauvaises herbes un acte subalterne. Il faut souligner par ailleurs que cette organisation ne prévaut pas partout ; ainsi, dans les Pyrénées, la coutume ne tient pas compte de la différence des sexes et tente de résister à sa prise en compte par le Code civil.
La peur des femmes :
Le fonctionnement du corps féminin est, au XIXe siècle, entouré de mystères qui le rendent inquiétant : aux menstruations sont attachées des superstitions que partagent les femmes elles-mêmes ; ainsi, les règles perturberaient, tel un orage biologique, tout l’intérieur du corps et seraient capables de faire tourner les aliments du saloir dont les femmes se tiennent éloignées ces jours-là. L’inconnu génère le fantasme et les proverbes content une sexualité féminine insatiable et débridée, qu’il revient à l’homme de canaliser en occupant sans cesse sa compagne à des travaux (« Un coq suffit à dix poules, mais dix coqs ne suffisent pas à une femme »). Cette peur du corps des femmes se double souvent d’une crainte de leurs capacités maléfiques ; la silhouette de la sorcière n’est pas loin, son héritière est porteuse des mêmes ambiguïtés : elle effraie, mais la communauté fait aussi appel à ses savoirs. Ainsi en est-il de « la femme qui aide », décrite par les habitantes de Minot, village bourguignon étudié par l’ethnologue Yvonne Verdier (Façons de dire, façons de faire, Gallimard, 1979). Laveuse des corps, ceux des nouveau-nés ou des défunts, bénévole à qui l’on fait des cadeaux, cette femme intervient aux deux extrémités de la vie : « Elle fait les bébés et elle fait les morts. » La laveuse prépare le lit de la parturiente et la réconforte moralement dans une intimité de voisinage. La confiance que la communauté villageoise lui porte exprime une croyance en des savoirs naturels, héréditaires, voire surnaturels, qui sont une forme de pouvoir.