Révolution industrielle, capitalisme libéral et impérialisme
Le point fondamental est que l’émergence de la société moderne et le début de l’expansion européenne sont antérieurs à la révolution industrielle, ce qui a toujours chagriné les historiens marxistes acharnés à découvrir l’empreinte du capitalisme bourgeois dans la Révolution française.
Le décollage industriel de la Grande-Bretagne est ainsi postérieur à la conquête de l’Inde et la substitution aux importations indiennes a été l’un des moteurs de cette révolution industrielle. Dans un second temps, c’est tout l’artisanat textile indien qui est détruit par l’invasion des produits manufacturés britanniques.
De façon générale, la révolution industrielle tend à concentrer la production de produits manufacturés en Europe et dans les « nouvelles Europe » (Amérique du Nord, Argentine, Australie, Nouvelle-Zélande) au détriment des zones dites tropicales :
Cette fois, la politique des grandes puissances européennes comprend la recherche de débouchés pour la production des produits manufacturés. La doctrine libérale classique en nie le caractère impérialiste puisque l’objectif recherché est d’atteindre le libre-échange qui, dans sa version absolue, ferait disparaître l’existence des frontières en unifiant le marché extérieur et le marché intérieur. Les théoriciens du libre-échange se posent en adversaires résolus de l’esprit de conquête. Ce qui importe, c’est d’avoir un marché ouvert à tous et non le contrôle d’un territoire.
Le pays ayant recherché le libre-échange est la Grande- Bretagne qui, à son apogée (1860), atteint 20 % de la production mondiale de produits manufacturés, 65% de la production industrielle moderne, 53% de la sidérurgie et 49 % de la production de produits cotonniers.
En Europe et en Amérique du Nord, les concurrents ont maintenu d’importantes barrières douanières aux produits britanniques et on a été très loin du libre- échange absolu.
En ce qui concerne le reste du monde, le commerce européen a nécessité une « police » préalable dont l’acteur majeur a été la Grande-Bretagne1. L’exemple sud-américain en est une claire démonstration. Londres a joué un grand rôle en soutenant l’émancipation des colonies espagnoles et du Brésil, qui met fin à la période mercantiliste de leur histoire économique. Les nouveaux États deviennent un débouché important pour les produits textiles. Mais l’instabilité est un frein considérable pour le commerce. Il faut une action militaire pour faire payer les débiteurs récalcitrants, d’où une multiplicité d’interventions inaugurant la diplomatie de la canonnière. Après 1850, la stabilisation des nouveaux États met fin à cet interventionnisme. Ils sont les collaborateurs du commerce britannique.
On a dit que l’Amérique latine était ainsi entrée dans l’empire « informel » de la Grande-Bretagne. De fait, cette dernière s’est refusée à toute conquête territoriale, ne conservant que son héritage caraïbe. Sa part dans le commerce sud-américain n’est que la conséquence logique de sa place dans la production mondiale. La France a été un acteur secondaire mais actif dans cette région. A la fin du XIXe siècle, la nouvelle puissance industrielle américaine s’est lancée à son tour dans cette diplomatie de la canonnière dans les Caraïbes et en Amérique centrale.
On a pu parler d’« impérialisme du libre-échange » tout simplement parce que le commerce international suppose pour fonctionner l’existence d’une police. La Grande-Bretagne y a eu un rôle majeur du fait même de son poids écrasant dans la production mondiale et de son rôle de première puissance maritime, mais elle n’a pas recherché un quelconque monopole. Le fait qu’elle n’ait même jamais cherché à imposer des privilèges exclusifs témoigne d’une immense confiance dans la supériorité de son économie.
Les opérations d’ouverture de marchés et de police ont été le plus souvent réalisées avec la participation d’autres puissances européennes et plus tardivement avec celle des États-Unis. Néanmoins la police des mers suppose l’existence d’un certain nombre d’avant-postes permettant le ravitaillement et l’entretien des navires de guerre. Le passage à la marine à vapeur implique la création de dépôts de charbon. Au début du XXe siècle, la chauffe au mazout imposera la même contrainte. La Grande-Bretagne est une puissance mondiale non seulement parce que sa marine contrôle les mers, mais parce qu’elle est la seule à disposer d’un réseau mondial de bases maritimes, en particulier en Méditerranée, en Afrique et en Asie. Un certain nombre de ces avant- postes se sont progressivement étendus pour former ultérieurement des colonies de la Couronne. Il s’est produit une sorte de croissance naturelle qui a conduit du contrôle des voies de communication à l’emprise territoriale. Palmerston ne souhaitait disposer que de quelques « auberges » entre la Grande-Bretagne et l’Inde, d’où son refus d’occuper l’Égypte1. À la fin de la Première Guerre mondiale, les troupes britanniques occupaient toute la région entre la Méditerranée et l’Inde. Dans cette évolution, les acteurs sur le terrain ont joué un rôle plus important que les responsables de la métropole, qui ont longtemps plus subi que souhaité cette politique de conquête. C’est dans ce sens que l’on a dit que l’Empire britannique s’est construit involontairement ou par inadvertance.
La plus importante action de police est la lutte contre la traite négrière abolie d’abord dans les possessions britanniques puis par une décision « européenne » prise lors du congrès de Vienne de 1815. Cette interdiction d’une pratique plurimillénaire de la traite, qui précède de peu celle de l’esclavage, est avant tout d’ordre moral. Aucune motivation économique forte ne la soutient. Bien au contraire, l’abolition de l’esclavage signifie l’effondrement de l’économie de plantations des siècles précédents. Elle constitue donc un risque pour l’importation des denrées coloniales. Le sucre de betterave européen a ainsi servi de produit de substitution au sucre de canne.
Les évangélistes britanniques, en tant que mouvement d’opinion, ont été les moteurs de cette double abolition (de la traite puis de l’esclavage). Ils ont été relayés sur le continent par les mouvements philanthropiques d’inspiration plutôt laïque. Les anciennes colonies espagnoles d’Amérique ont suivi la Grande- Bretagne dans cette voie. La France a réagi plus tardivement. Elle a tenté, au nom de la défense de sa souveraineté, de s’opposer « au droit de visite » de ses navires par la marine de guerre britannique chargée de lutter contre la traite. L’abolition de l’esclavage par la IIe République en 1848 a été précédée d’un long débat durant la monarchie de Juillet, montrant que le sujet était déjà à l’ordre du jour. De l’autre côté de l’Atlantique, la guerre d’indépendance des États-Unis a retardé de plus de trente ans la suppression de l’esclavage en Amérique du Nord. Le Brésil est le dernier grand pays à l’abolir en 1888, après des mesures de suppression progressives. Les pays hispanophones suppriment l’esclavage au moment de leurs indépendances. De ce fait, quand les États-Unis s’emparent du Texas au détriment du Mexique, ils y rétablissent l’esclavage. Cuba, la dernière colonie espagnole, attendra 1886 pour accéder à l’abolition, douze ans avant la fin de la domination espagnole.
La question de la traite souligne la dimension « morale » qui est censée accompagner la diffusion du libre-échange. On édicté que le commerce sans entraves mettra fin aux conflits d’intérêts et donc aux guerres, que l’interdépendance de tous assurera la paix universelle en étendant à l’ensemble du monde les principes de la libre entreprise, de l’accumulation du capital et de la propriété individuelle. La neutralité apparente de cette démarche économique cache en fait la volonté de diffuser dans l’ensemble de l’humanité les normes de l’Angleterre de la seconde génération des Victoriens : commerce, éducation, christianisme, principes constitutionnels. L’action de police contre la traite aussi bien que pour l’ouverture des marchés va dans le sens de l’histoire en supprimant les barrières contraires au progrès. Il s’agit d’abolir ce qui va contre l’économie de l’échange en le mettant hors la loi et en utilisant la force dans ce sens.
De Napoléon Ier (1769-1821) à Palmerston (1784-1865), on passe ainsi de la description de Schumpeter à celle de Schmitt, alors qu’ils sont séparés par moins d’une génération.
On peut évidemment dénoncer l’altruisme illusoire de l’impérialisme du libre-échange, mais il faut noter que pour les libéraux européens du milieu du XIXe siècle rien n’interdit aux peuples du reste du monde de rattraper rapidement le niveau européen et que c’est un processus souhaitable.
L’action de police se retrouve dans l’Ancien Monde. Dans l’Empire ottoman, les traités de capitulation1 qui depuis le xviesiècle définissent les privilèges et obligations des « Francs » sont transformés, en utilisant la contrainte militaire, en traités commerciaux imposant de faibles droits de douane et multipliant les exemptions juridiques et fiscales au profit de l’ensemble des ressortissants des pays dits civilisés, c’est-à-dire industrialisés. Ces capitulations ont été imposées au Maroc et à la Perse. En Chine, on les a appelées « traités inégaux ».
Les grandes crises politiques européennes liées à ces régions du monde n’ont que peu à voir avec les questions économiques, car ces dernières étaient déjà réglées dans le cadre de cet impérialisme collectif. Les crises d’Orient de 1833, 1840-1841, 1853-1856, 1875- 1877 sont de nature géopolitique. Elles sont liées à la fois à la route des Indes, à l’équilibre européen et aux transformations internes de l’espace dominé.
La révolution industrielle et cet « impérialisme collectif » ont imposé une gigantesque transformation de la géographie mondiale de la production et des transports. S’il est un repère commode pour fixer ce que l’on pourrait appeler le début de la première mondialisation, ce serait l’époque décrite par Jules Verne, ce moment où les réseaux de chemins de fer se trouvent connectés
avec ceux des compagnies de bateaux à vapeur, le tout fonctionnant à horaires fixes, comme le rappelle Le Tour du monde en quatre-vingts jours, et en temps réel (Michel Strogoff), très grossièrement à partir des années 1860.
La révolution industrielle a transformé l’économie de la dépendance, non en établissant l’échange dominant entre produits manufacturés contre ressources agricoles et produits minéraux, mais en le faisant dans le cadre du libre-échange et non du mercantilisme. Une nouvelle économie de plantations a surgi, ajoutant aux denrées coloniales classiques le thé, le café, le cacao et l’hévéa. En dehors de cette dernière matière première à usage industriel, le grand produit agricole indispensable à l’activité manufacturière est le coton, dont les Etats- Unis sont de loin le premier producteur mondial (d’où la « famine de coton » durant la guerre de Sécession).
Les productions des pays dominés sont développées pour fournir la contrepartie des achats de produits manufacturés et servir au bien-être des populations des pays industriels (sucre, café, thé, cacao, agrumes…), mais elles n’ont pas de rôle vital à l’intérieur du système industriel. Du fait de la limitation des droits de douane, qui interdit une réelle protection pour les produits manufacturés, l’investissement local se concentre dans une agriculture intensive à destination du marché mondial. Le processus est largement endogène, sauf pour quelques produits arrivés plus tardivement comme l’hévéa. Le système de la plantation se renouvelle avec des travailleurs engagés et non plus des esclaves, sauf aux États-Unis où il faut attendre l’issue de la guerre de Sécession pour voir la fin de l’esclavage.
Le fait fondamental est que la révolution industrielle s’est produite dans une région disposant d’une autonomie totale en matière énergétique grâce au charbon et largement autosuffisante en ressources minérales. Son démarrage dans le textile nécessitait peu de capitaux et une culture technique plutôt empirique. Elle a été largement autofinancée dans sa première phase. Ensuite, elle s’est généralisée, demandant des capitaux et des compétences croissantes (révolution dite des transports avec le chemin de fer), mais elle a été un processus essentiellement entretenu sur place, c’est-à-dire entre pays industrialisés. La dépendance des pays non industrialisés a constitué un plus mais non un facteur prépondérant. Différents types de calculs montrent que sur la longue durée (1815-1938) l’échange entre pays industrialisés l’emporte de façon écrasante sur les autres échanges (plus de 90 %).
Il faut voir dans la non-industrialisation du reste du monde et sa dépendance moins le fait d’une volonté politique que l’effet de la révolution des transports qui a rendu les produits européens plus que compétitifs sur le reste des marchés. L’équipement en chemins de fer s’est ainsi réalisé en important d’Europe le matériel nécessaire plutôt qu’en construisant une sidérurgie locale. La variable essentielle a bien résidé dans le facteur technique qui a été développé en fonction des besoins internes des pays tempérés. Au-delà du transport, les pays tempérés ont disposé d’une telle prépondérance technique que l’on n’a vu aucun intérêt à « tropicaliser » les productions, à l’exception des denrées coloniales spécifiques. Par ailleurs, la dépendance n’a pas permis la constitution de barrières protectionnistes
Cette modernité d’importation trouve son meilleur symbole dans la généralisation du modèle urbain occidental et dans les infrastructures de transport (chemins de fer, ports…). Elle ne doit pas dissimuler une ruralisation de l’économie et dans certains pays la soumission à un cycle de booms et de dépressions des prix des matières premières agricoles (coton, café, hévéa…).
On a vu que le plus grand empire colonial du xixe siècle se serait presque construit par inadvertance. Il aurait été le fait de l’action des hommes du terrain qui auraient imposé à la métropole réticente toute une série de faits établis. Une telle vision est évidemment trop simplificatrice. Elle a sa part de vérité dans le fait que l’expansion territoriale d’avant 1880 est contraire à l’idéologie dominante du libre-échange et qu’elle n’a été acceptée qu’à la condition que les colonies financent leurs coûts de gestion. L’empire colonial est très largement sous- administré et passe par une multitude de réseaux locaux. Il n’a pas coûté cher d’où le manque relatif de discussion pour savoir si la balance des comptes est positive ou négative. L’obsession, y compris en Inde, est la limitation des dépenses de gestion. Il en résulte que l’administration est dramatiquement inefficace en temps de disette et de famine. Les premiers services sociaux, en particulier dans l’enseignement et la santé, sont très largement pris en charge par les entreprises missionnaires chrétiennes dont le financement repose essentiellement sur un appel à la philanthropie privée européenne et américaine.
Mais l’impérialisme du libre-échange impose le financement d’un investissement particulièrement lourd : celui d’une marine de guerre qui est, jusqu’au début du XXe siècle, intégralement à la charge de la métropole (les Dominions en assument ensuite une fraction). Les navires de guerre ont la double mission de projeter à longue distance des forces venues de la métropole, comme le montre la guerre de Crimée, et de servir une stratégie de dissuasion allant de la démonstration de la canonnière au bombardement indiscriminé d’agglomérations côtières (bombardement d’Alexandrie en 1882).
La supériorité britannique flatte l’orgueil national et le dote progressivement d’un sentiment d’exceptionnalité. Pour les victoriens, répandre le christianisme, le commerce et la civilisation sont trois nobles missions qui n’en font qu’une (le commerce, c’est la paix). Si l’héroïsme individuel des bâtisseurs d’empire est incontestable, la métropole n’a pas à faire de véritables sacrifices financiers. Les dépenses consacrées à la marine sont indispensables pour la puissance et le commerce de la Grande-Bretagne et, en Europe, pour sa sécurité.
On ne trouve pas, en engagement de moyens, dans l’histoire coloniale britannique d’équivalent de la conquête de l’Algérie par la France. Le moteur essentiel de la conquête coloniale française a été la compensation de la défaite de Waterloo en 1815 puis de la perte de 1’Alsace-Lorraine en 1871. La mission civilisatrice a constitué un dérivatif aux frustrations françaises en Europe après les échecs napoléoniens renouvelés en 1840 et 1871 : une politique de grandeur avant d’être une recherche de débouchés économiques, contrairement aux prétentions de Jules Ferry.
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