Impérialisme, anti-impérialisme et empire aujourd'hui : La question de Palestine
Le soutien américain à la création de l’État d’Israël s’est fait à l’origine contre les souhaits du complexe militaro-industriel en formation, des diplomates soucieux de l’intérêt national et des compagnies pétrolières. Le président Truman a cherché le soutien du vote juif dans les compétitions électorales en cours, mais le fin politicien qu’il était avait aussi parfaitement conscience que l’entreprise sioniste rencontrait de profonds échos dans la culture américaine : l’ancrage biblique, l’apologie des pionniers et, par ailleurs, des Arabes situés quelque part entre les Indiens et les Mexicains. Ultérieurement s’y ajoutera la sacralisation de la Shoah, posée comme élément central de l’histoire du XXe siècle.
La persistance du conflit israélo-arabe a été considérée comme une gêne grave pour la politique américaine parce qu’elle rendait vaines les tentatives d’embrigader les États arabes dans la lutte contre l’Union soviétique. L’administration Eisenhower a cherché des solutions au conflit, mais la radicalisation a conduit à l’entrée en scène de l’Union soviétique et à la crise de Suez. Les Américains ont dû alors faire face à la projection de la guerre froide à l’intérieur de l’Orient arabe et appuyer le camp « conservateur », représenté surtout par les monarchies pétrolières, contre le camp « progressiste ». Ils ont alors encouragé l’islam politique, considéré comme un antidote au nationalisme arabe gauchisant.
Si on reprend la terminologie de Tocqueville à propos de l’Algérie en 1841, la domination totale doit passer par la colonisation partielle. Il n’en reste pas moins des doutes. La fin de l’Union soviétique et la « modération » des États arabes acquises au début des années 1990 ne permettent pas réellement de déboucher sur une solution politique de la question de Palestine, en dépit des espoirs soulevés par le processus d’Oslo.
Plus grave encore est le contre-choc. Dès les origines, le projet sioniste se pose en rejet de l’Orient. Constamment, l’appartenance à l’Occident et à ses « valeurs » est rappelée et la « levantinisation » sert d’épouvantail. La force des choses fait qu’Israël ne peut participer à la zone Asie des compétitions sportives, d’où son appartenance à la zone Europe. Pour exister dans le monde contemporain, l’État d’Israël doit être dans une logique du choc des civilisations entre un Occident libéral et démocratique et un Orient tyrannique et arriéré. Le fait d’être « démocratique » permet d’un seul coup d’effacer tous les contenus contestables des pratiques militaires israéliennes. La lutte contre le terrorisme autorise toutes les politiques de force, les sanctions collectives et les assassinats dits « ciblés » (avec leurs dommages « collatéraux » qui ne sont que des conséquences des conditions de l’usage de la force). La recherche d’une dissuasion implique de frapper non des individus mais des sociétés. Elle se heurte pourtant au principe de proportionnalité, fondement du nouveau droit de la guerre.
De l’autre côté, l’État d’Israël n’existe pas en soi : il n’est, selon la terminologie nassérienne inlassablement répétée, que la « citadelle de l’impérialisme » ou sa « base » (al-qa’ida en arabe), et le discours israélien ne fait que le confirmer en permanence quand il se pose en atout militaire des États-Unis. Plus Israël affirme son appartenance à l’Occident, plus il souligne pour les Moyen-Orientaux son exogénéité. Le sort fait aux Palestiniens devient le symbole de l’injustice inhérente au comportement occidental. L’accusation du « deux poids, deux mesures » est prompte à se faire entendre et difficile à réfuter. Plus subtilement, certains contestent la « démocratie » en posant la question de savoir s’il existe des massacres « démocratiques », des colonisations « démocratiques », des assassinats « démocratiques ».
Par nature, le projet israélien – même le plus laïque – ne peut se fonder que sur une référence biblique. Il faut y ajouter la nouvelle révérence sacrale à l’égard de la Shoah. Cette dimension religieuse, à laquelle le protestantisme américain est particulièrement sensible, va aussi attiser la référence religieuse de l’autre côté. Progressivement, ce qui s’argumentait en termes d’opposition nationale se transforme en conflit de civilisation, terme poli pour éviter de parler plus simplement de guerre de religion. Ainsi, on invente une généalogie « judéo-chrétienne » de la civilisation moderne, ce qui aurait bien surpris les Européens d’avant 1945. Avant cette date, en dehors de l’usage savant pour évoquer les premières générations chrétiennes, le terme était surtout utilisé négativement dans le discours néo-païen des tenants du germanisme et de l’aryanisme pour qui le christianisme, en raison de son origine orientale, était étranger à la germanité authentique. Il devient ensuite un instrument de rapprochement entre les deux religions et une arme implicite contre l’humanisme laïque (explicite aux États-Unis). On procède ainsi à la négation de l’héritage hellénique et de sa transmission par l’Islam classique. Pour les musulmans, la référence judéo-chrétienne est interprétée comme un nouveau discours d’exclusion.
Certes, Nasser n’hésitait pas à user de la référence religieuse musulmane, mais cet usage était plutôt limité. Il était soucieux, au moins en paroles, de se concilier les Arabes chrétiens. Quand l’islamisme a supplanté le nationalisme arabe comme matrice principale d’identités, il a tendu à « essentialiser » le monde selon un référent uniquement religieux. Alors que, pour Nasser, les croisés étaient les prédécesseurs des impérialistes, les impérialistes deviennent les successeurs en ligne directe des croisés – avec pour unique motivation la haine religieuse, juive ou chrétienne, envers l’Islam. La preuve en est faite en renvoyant au discours judéo- chrétien.
Le jihad international est bien un mouvement anti- impérialiste, mais qui ne voit l’impérialisme qu’à travers la référence religieuse essentialisée. Le Hizbollah est plus modéré qui appelle au dialogue des civilisations et ne démonisé que les seuls Juifs. On est loin de l’anti-impérialisme de jadis, celui cher aux mouvements progressistes, qui faisait, verbalement au moins, la distinction entre « juifs » et « sionistes ».
Néanmoins, si le jihadisme est un tiers-mondisme qui s’essentialise sur une base religieuse, il est aussi la radicalisation efficace du discours révolutionnaire gauchisant des années 1960. Le Hizbollah est l’incarnation la plus parfaite de l’organisation militaro-révolutionnaire qui se fond dans sa population hôte (« le poisson dans l’eau »), alors que Palestiniens et progressistes de la guerre civile libanaise n’ont produit que des milices opprimant la population dont elles étaient censées être le bras armé. Leur indiscipline et leur inefficacité sont à comparer avec la redoutable efficacité des combattants du parti de Dieu. On a beau parler de conflits de civilisation, les deux grands référents du mouvement sont la révolution et la résistance qui, tout en étant empruntés à l’histoire occidentale, sont définis comme « islamiques ». Comme durant la Seconde Guerre mondiale, ceux qui se posent en « résistants » sont définis par l’autre partie comme des « terroristes » et des « combattants illégaux ». Le jihad international est l’application prise au sérieux de la théorie guévariste du «foco », dont l’équivalent arabe est al-qa ‘ida, la « base ». De ce point de vue, Ben Laden est bien le petit-fils de Che Guevara. Dans l’ère des victimes, les violences meurtrières commises contre les civils sont définies comme des « dégâts collatéraux » ou des représailles de crimes encore plus abominables.
Dans ce contexte général, la question de Palestine a pris une place centrale dans les rapports entre le monde industrialisé et le Moyen-Orient. Son importance aurait dû théoriquement se réduire avec la fin de la guerre froide. Il n’en a rien été.
Il y a d’abord eu l’impact de la politique américaine d’utilisation de 1 ’État d’Israël pour forcer les États arabes à choisir la « modération ». Soumis à différentes contraintes, ceux-ci ont accepté la « modération » qui signifiait en clair la fin du conflit avec Israël. Dans le cas contraire, ils ont été classés comme « États voyous » et sanctionnés en conséquence. Tant que le processus de paix paraissait une formule viable, cette situation était supportable. Avec la seconde intifada, les États ont été pris dans une contradiction insupportable entre leurs opinions publiques et leur allégeance forcée à la politique américaine. La stratégie américaine esquissée en 1991 d’échanger la garantie du libre accès aux ressources énergétiques et aux marchés intérieurs des pays de l’Orient arabe contre la non-ingérence dans le fonctionnement des régimes autoritaires s’est révélée particulièrement dommageable. Les États arabes sont apparus comme impuissants voire complices de l’embargo imposé à l’Irak, qui était en fait un blocus destructeur et meurtrier tandis que le maintien de forces armées américaines sur son sol compromettait la monarchie saoudienne.
La guerre de 2003 a parachevé le tout en apparaissant comme la résurgence de la conquête coloniale, ultime reproduction de l’expédition d’Egypte de 1798 ou des Britanniques en Irak de 1917.
De plus, on a assisté au double phénomène de la concurrence des victimes et de la résurgence du temps passé, phénomène qui semble accompagner le paradigme des droits de l’homme. Il est de nature mondiale, mais il a particulièrement affecté cette région dans la mesure où la destruction des Juifs d’Europe est devenue l’élément de référence permettant de mesurer les massacres et les génocides ultérieurs (voire antérieurs dans le cas des Arméniens). En fondant l’un des éléments essentiels de la légitimité de 1 ’État d’Israël, la Shoah, d’événement propre à l’histoire de l’Europe, a été transposée en référence de nature mondiale. Ultime remontée de l’antifascisme de jadis récupéré largement par l’autre camp, la guerre au négationnisme musulman se transforme en combat contre 1’« islamo-fascisme ». L’acceptation de 1 ’État d’Israël devient l’équivalent de celle de la démocratie occidentale comme seul mode de gouvernement valable. Symétriquement, la repentance historique exigée des Européens, et plus largement des Occidentaux, pour la destruction des Juifs d’Europe devient revendication de réparation pour la colonisation et l’esclavage atlantiques. Le conflit se dédouble en références religieuses et historiques pour aboutir à des discours quasi autistes.
La déclaration finale de la conférence de Durban du début de septembre 2001 sur la lutte contre le racisme et la xénophobie est un compendium de victimologie historiographique. Si l’Holocauste et l’antisémitisme sont mentionnés, ils sont mis en équivalence avec l’esclavage, l’anti-arabisme et l’islamophobie. Les débats ont d’ailleurs été beaucoup plus violents que la déclaration finale, entraînant le départ des délégations américaine et israélienne.
Le projet de Grand Moyen-Orient et de démocratisation impulsée de l’extérieur a mis ainsi les régimes arabes dans la position inconfortable d’être à la fois contestés de l’extérieur par les États-Unis, leur allié, et de l’intérieur par leur opposition islamiste qui semble toujours gagnante à chaque ouverture politique.
Vidéo : Impérialisme, anti-impérialisme et empire aujourd’hui : La question de Palestine
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