La Méditerranée ottomane : le commerce

En revanche, l’Espagne et la papauté avaient interdit les échanges commerciaux pour des raisons idéologiques. Du temps où la péninsule Ibérique était musulmane, le négoce était toléré. La Reconquista y mit un terme. Les Latins, et notamment les Génois et les Vénitiens, ne jouirent pas longtemps d’une exemption des droits de douane, pas plus qu’ils ne purent accéder sans restriction aux marchés. En fait, Istanbul entravait les marchands occidentaux. Steven Runciman, entre autres, attribue la disparition des comptoirs génois en mer Noire au fait que « de moins en moins de commerçants étaient prêts à payer les droits exigés par le sultan ». L’idée que Mehmet le Conquérant imposa des prélèvements douaniers à partir de 1453 est aujourd’hui contestée. Les archives dont nous disposons ne font pas état de plaintes des négociants génois à ce propos. C’est encore Fleet qui apporte la preuve de la continuité de la politique ottomane avant et après 1453, corroborant l’idée que la démission des Génois n’avait probablement aucun lien avec l’administration califale.
L’Etat qui contrôlait les détroits s’est toujours démené pour garder la maîtrise de ce lac continental. Afin de garantir l’approvisionnement de sa capitale, il interdit aux vaisseaux étrangers d’exporter certaines marchandises de cette région. Figuraient notamment sur cette liste les céréales, le coton, les cuirs, la cire d’abeille, les matières grasses animales et les esclaves. Comme nous l’avons mentionné, tous les bateaux devaient s’arrêter aux châteaux du Bosphore pour y subir une inspection. Les échanges internationaux, déjà décimant bien avant 1453, s’amenuisèrent davantage. En revanche, le commerce régional connut un essor considérable grâce à la forte activité de ports comme Akkerman, Caffa, Costanta et Burgas, qui expédiaient des quantités monumentales de blé, de matières premières et d’esclaves vers Istanbul, alors en pleine croissance.
les turcs
Les Ottomans ne se contentèrent pas de conquérir les anciens territoires byzantins. En 1517, ils s’établirent en Egypte et chassèrent les Mamelouks du Levant. Rapidement, ils prirent pied en Afrique du Nord. L’Egypte était l’un des traditionnels greniers de la Méditerranée et, pour la première fois depuis quasiment un millénaire, ce pays avait le même gouverneur qu’Istanbul. Les Ottomans réintroduisirent l’impôt sur les céréales, banni par les Arabes au VIIe siècle. Les cultures de la vallée du Nil constituèrent une autre source alimentaire vitale pour la Sublime Porte. En 1581, un Espagnol relate dans une correspondance sa stupéfaction en s’apercevant que les huit vaisseaux chargés de blé en provenance d’Alexandrie ne suffiront pas à nourrir la ville plus d’un jour.
L’unification de la Méditerranée orientale au XVIe siècle ne profita pas qu’à la capitale impériale. Elle permit d’intégrer davantage le bassin occidental dans le lointain commerce des épices et autres biens précieux importés d’Asie. L’Espagne musulmane était le lieu où l’Est et l’Ouest (ou plus exactement le Sud et le Nord) se rencontraient pour échanger des marchandises. Un bloc de pays musulmans allant de l’Arabie à la péninsule Ibérique reliait la Méditerranée à l’océan Indien. Les marchands traversaient facilement ce vaste territoire. Les documents de la Genizah du Caire étudiés par Shlomo Goitein se réfèrent à cette époque. Une route commerciale vitale partait de l’Espagne, longeait les rives sud de la Méditerranée puis se poursuivait, sur la terre ferme ou en mer, jusqu’à l’océan Indien. Les rives nord du bassin restèrent dans un premier temps à l’écart de ce négoce international. La Reconquista espagnole et l’émergence des républiques mercantiles italiennes sonnèrent le glas de cette époque faste.
La période qui suivit suscita moins d’attention. Le point de rencontre entre l’Orient et l’Occident se déplaça vers l’est de la Méditerranée jusqu’au XVIIe siècle. Les musulmans et les autres commerçants qui avaient coutume de se fournir dans la péninsule Ibérique et d’acheminer leurs achats vers l’Est s’approvisionnèrent dès lors sur d’autres marchés. Ainsi, dès la fin du XIIIe siècle, les marchands d’esclaves égyptiens commençaient à lorgner du côté de l’Asie centrale.
Le déplacement vers l’est du marché international de la soie contribua à la montée en puissance des Ottomans. Dès le XIIIe siècle, l’industrie de la soie andalouse, à l’origine des premières exportations de l’Espagne musulmane, était en déclin, pour plusieurs raisons. Les marchands mahométans et italiens pouvaient se procurer plus facilement de la soie byzantine, chinoise et iranienne une fois les tumultes dans l’empire mongol apaisés. Les Italiens tirèrent également profit de leur plus grande mainmise sur les marchés byzantins.
Vers 1300, la quasi-intégralité de la soie utilisée par l’industrie italienne venait des provinces perses. La nouvelle route vers l’ouest passait directement par l’Anatolie. En 1326, les Ottomans établirent une première capitale à Bursa, en Anatolie occidentale, et devinrent les maîtres. de cette nouvelle route commerciale. Par la suite, ils transformèrent Bursa en foire aux produits d’Orient et d’Occident. « La cité devint un grand magasin achalandé en marchandises asiatiques, éclipsant Bagdad et d’autres villes commerçantes du Proche-Orient », écrit le professeur Inalcik. Plus tard, la conquête de la Syrie et de l’Egypte permit à Istanbul d’augmenter ses revenus, grâce à la route des épices via la mer Rouge.
Le dynamisme des ports levantins, antérieur aux Ottomans qui en profitèrent, et le fait que les rives nord et sud fussent sous un même giron, se combinèrent au XVIe siècle pour donner à la Méditerranée une force et une unité qu’elle n’avait pas connues depuis des lustres. Une économie régionale très développée, reposant sur l’approvisionnement d’Istanbul, coexistait en parallèle à celle d’autres cités cosmopolites comme Bursa, Le Caire, Alep, qui faisaient office de lieux de rencontre entre l’Orient et l Occident.
L’Islam impérial
Ayant écarté les Byzantins puis les Mamelouks, les Ottomans mirent un terme à une longue période de fragmentation politique de la Méditerranée orientale. Rassurés quant à leur statut de maîtres du monde musulman, les sultans des XVe et XVIe siècles promurent une vie culturelle effervescente et consolidèrent la civilisation islamique dans le bassin méditerranéen. Au Moyen Age, la cohésion du monde musulman s’appuyait sur les docteurs de la loi et les voyages incessants des commerçants. Au XVe siècle, un islam confiant et impérial irradiait depuis Istanbul et atteignait les vallées des Balkans et les anciennes cités du monde arabe.
Dans les Balkans, les Ottomans poursuivirent un programme d’urbanisation énergique. Ils fondèrent notamment Sarajevo et Mostar tandis que Plovdid (en Bulgarie) et Kavalla (en Grèce), qui n’étaient que de petites bourgades, devinrent de dynamiques foyers culturels et commerçants. La mosquée Selimiye d’Edirne, construite par Sinan dans la seconde moitié du XVIe siècle, passe pour l’un des joyaux de l’architecture de l’époque. Dans toutes ces villes, les notables ottomans effectuaient des dons appelés evkaf (sing : vakif) qui servaient à la construction des édifices indispensables à une cité musulmane et à l’expansion de l’Empire. Des mosquées, des écoles, des bains et des khans proliféraient, ainsi que des marchés couverts, des aqueducs et des ponts monumentaux, tel le célèbre pont sur la Drina qui inspira un roman à Ivo Andri’c.
De même, dans la lointaine Afrique du Nord, l’arrivée des Ottomans, qui pacifièrent les tribus et affrontèrent les Espagnols, entraîna une renaissance de la vie urbaine. Entre 1500 et 1580, la population algéroise avait triplé et, de nouveau, l’élite dota de nouveaux quartiers d’une mosquée pour répondre aux exigences sociales et religieuses. La mosquée des Ottomans à Alger, avec sa coupole et son minaret circulaire, insuffla un air oriental à cette ville d’Afrique du Nord où les minarets sont traditionnellement rectilignes et les toitures des mosquées couronnées de tuiles vertes. Ces aménagements réalisés par l’aristocratie s’inscrivaient dans une ambitieuse politique ottomane.
Après 1453, les sultans se préoccupèrent plutôt de la préservation de l’Empire. Dès lors, certains groupes, à l’instar des guerriers gazi ou des ordres soufi, furent perçus comme des menaces et donc systématiquement marginalisés. Désormais, les serviteurs du palais devaient être des émissaires de la culture ottomane. Paradoxalement, la « société frontière » fut à la fois le foyer où se développa l’esprit guerrier islamique, mais aussi le lieu où se mélangèrent inextricablement traditions musulmanes et chrétiennes, notamment au sein des ordres mystiques. La révolte de Seyh Behreddin, au début du XVe siècle, unit turkmènes, gazis, paysans chrétiens et autres contestataires, tous mus par le souhait de déloger les Ottomans.
La réalité fut plus complexe en Orient. Primo, les Ottomans ressuscitèrent le projet impérial qui avait existé en Méditerranée levantine. C’était une source de fierté pour le sultan que de régner sur pareille diversité de nations et de religions. Secundo, on oublie souvent que la partie orientale du bassin constitue le point d’intersection, non pas de deux, mais de trois civilisations : l’islam, la chrétienté latine et l’orthodoxie orientale. La conquête ottomane ne se résuma pas seulement à une expansion de l’islam aux dépens de la chrétienté mais fut aussi un revers pour Rome. Pour la première fois depuis de nombreux siècles, l’Eglise orthodoxe était soutenue par une puissance militaire en expansion.
Istanbul poursuivit la politique initiée par les dirigeants musulmans depuis que Saladin avait repris Jérusalem au XIIe siècle, à savoir monter l’Eglise latine et orthodoxe l’une contre l’autre, et ce afin d’éviter l’émergence d’un front chrétien uni qui aurait menacé l’Empire. Les Ottomans et les Eglises orthodoxe avaient un intérêt commun à serrer la bride aux Latins qui, après tout, avaient lancé les Croisades et joué un rôle prépondérant à Byzance. La résurgence de l’Èglise orthodoxe ne tarda pas.
Cette procédure était, bien entendu, plus manifeste dans les provinces de l’Empire où les Latins avaient été bien implantés, notamment sur le littoral et les îles de la Méditerranée orientale (notamment en mer Égée) et en Palestine. À l’intérieur des terres, dans les Balkans par exemple, la dynamique était différente. À Jérusalem, un moine nommé Germanos arriva d’Istanbul en 1543 pour prendre en charge le patriarcat. Il privilégia la hiérarchie ecclésiastique grécophone sur l’arabophone. Moins d’une décennie plus tard, il prêta main- forte à une campagne musulmane afin de bouter les franciscains hors du cénacle. Les orthodoxes l’emportèrent souvent sur les Latins, au cours du XVIIe siècle notamment, en prenant le contrôle de l’Eglise de la Nativité et de celle de la Résurrection.
Quant aux îles grécophones, les Ottomans les prirent l’une après l’autre lors d’une série de guerres qui dura du XV au début du XVIII siècle. Dans tous ces pays, une hiérarchie orthodoxe grécophone se substituait aux Latins. Durant leur cinq siècles de règne en Crète, les Vénitiens ne toléraient pas la présence d’évêques orthodoxes et arrêtaient quiconque tentait de déroger à cette interdiction. A présent, les rôles étaient inversés. Dans les années 1530, l’île de Naxos en mer Egée, passée sous le joug califal, accepta la nomination par le patriarche de Constantinople d’un évêque grec orthodoxe. Lorsqu’en 1540 un prélat latin arriva sur l’île sans l’aval impérial, il fut arrêté.
La culture ottomane n’incarnait pas un islam orthodoxe. C’était un empire fondé sur une combinaison inédite mêlant traditions asiatiques, anatoliennes, byzantines, musulmanes et européennes. Certes, avec l’élargissement de l’Empire, les sultans furent prompts à préférer les aspects les plus conservateurs de l’islam, mais ils ne renièrent jamais le soufisme du moment qu’il ne déstabilisait pas la société et l’Ètat. Au XVIIe siècle, plusieurs sultans protégeaient les pratiques soufi des attaques des réformateurs islamiques. Ils continuaient eux-mêmes à entretenir des relations étroites avec certains ordres. Le sultan Mourad IV, qui gouverna de 1648 à 1687, en constitue un parfait exemple. Sa mère fut une généreuse protectrice de l’ordre Halveti. Lors de sa cérémonie d’accession au trône, Mourad demanda au cheik de l’ordre soufi Celveti de le ceindre de l’épée dynastique. Ce dernier avait été le pir (professeur) adoré de son père, Ahmed Ier.
Tout au long de son règne, Mourad assista à la sema, danse mystique du rituel Mevlevi en son palais. La cour ottomane était en fin de compte un espace culturel innovant, transcendant les frontières religieuses. Vers la fin du XVIe siècle, les sultans s’éloignèrent des musiciens et des répertoires perses jusqu’alors tenus en haute estime. Au XVIIe siècle émergea une nouvelle symbiose musicale mêlant traditions turques, arméniennes et grecques.
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