Une Méditerranée chrétienne : de 1000 à 1500
Vers l’an 1000, la Méditerranée est encore une mer quasi fermée, au moins pour les Occidentaux. Au-delà du détroit de Gibraltar, s’étendaient pour eux les masses effrayantes de 1’« océan ténébreux », alors que celui-ci jouait déjà un rôle unificateur entre deux régions musulmanes limitrophes, le Maghreb et al-Andalus, entre lesquelles une navigation saisonnière, au fil des côtes, activait les échanges entre les marchandises andalouses et les produits du Sahara et des plaines atlantiques du Maroc. Mais les conséquences sur la mer Intérieure en restaient très limitées : quelques relations directes entre Séville et Alexandrie. Au Nord-Est, les Varègues descendaient les fleuves russes sur leurs monoxyles et, longeant les côtes pontiques, établissaient des relations maritimes épisodiques avec Byzance à laquelle ils fournissaient miel, cire et fourrures. Ce trafic, encadré par des traités entre l’Empire et les principautés russes, ne dépassait pas Constantinople. En revanche, au Sud-Est, la plus grande partie du commerce de l’océan Indien passa du golfe arabo-persique à la mer Rouge : profitant de la crise du califat abbasside, les Fatimides d’Egypte ont détourné le commerce de l’Inde vers le port d’Aydhab sur la mer Rouge et de là vers Qûs et vers le Nil, assurant ainsi au Caire et à Alexandrie un avenir prometteur.
A l’orée du XIesiècle, la force de l’Empire byzantin et du monde arabo-musulman contraste avec la faiblesse de l’Occident. Sous le règne de Basile II, Byzance s’étend sur la quasi-totalité de la péninsule Balkanique, recouvre l’Anatolie jusqu’en Arménie et contrôle le sud de la botte italienne, sans compter les îles de Chypre et de Crète. C’est dire qu’une grande partie des rivages de la mer est sous la domination de Byzance, qui a constitué des « thèmes » maritimes pour mieux assurer la défense de ses rivages. Au même moment, le monde arabo-musulman semble se démembrer : en fait, il n’en est rien, puisque si le califat abbasside perd de sa splendeur les Bouyides sont les maîtres de Bagdad, tandis que les Fatimides, originaires d’Ifriqiya, viennent d’installer leur pouvoir au Vieux-Caire. Dans l’Occident musulman, al-Andalus, le califat omeyyade, brille de ses derniers feux, sous la conduite des Amirides : Madînat al-Zahra et Cordoue sont les perles de cet Etat en voie de désagrégation. Quant à la chrétienté, elle peine encore à sortir d’une longue léthargie. Si Venise, Gênes et Pise ont commencé la reconquête de la mer, la Sicile subit une arabisation et une islamisation profondes sous la domination des Kalbites, tandis que les royaumes chrétiens d’Espagne subissent encore la loi d’al-Andalus et sont davantage préoccupés par leur survie que par une expansion maritime. La mer est encore largement sous le contrôle de l’islam.
Les voies de la mer au XIe siècle
Nous connaissons mal les moyens des échanges au XIesiècle. La terminologie et la typologie des embarcations est encore incertaine. L’archéologie sous-marine aussi bien que les plats de céramique arabe (bacini), insérés dans les murs de l’église San Michele de Pise, mettent en évidence des navires de trois mâts, sbâm (galère) ou kharrâq (navire de haute mer), à la proue recourbée et à la poupe bombée. Les mâts portent une antenne parallèle à la coque et une voile latine. Les épaves retrouvées en Provence montrent une technique de « construction sur squelette », les planches de bordé étant clouées et assemblées à franc-bord, ce qui implique un calfatage soigné. Le navire de guerre se distingue encore mal du navire de commerce, sinon par le matériel embarqué, armes, ustensiles de combat naval et, pour ce qui est des Arabes, le feu grégeois.
Bien que le bois soit rare sur les rives méridionales de la Méditerranée, des arsenaux utilisant le bois de la Syrie du Nord et du Maghreb ou celui provenant de razzias effectuées en Anatolie se sont créés en Egypte à Alexandrie, Damiette, Tinnis et Fustat, en Ifriqiya, dans la péninsule Ibérique à Séville. Almeria, Dénia et Valence, tandis que dans les ports chrétiens d’Espagne et d’Italie les bateaux de pêche se transforment progressivement en navires de haute mer, propres à l’activité commerciale. Adossées à des montagnes forestières, Barcelone, Gênes et Venise trouvent aisément les ressources facilitant l’essor de leurs constructions navales. Dès 1104, Venise crée son arsenal, appelé à devenir la plus grosse entreprise industrielle de l’Occident médiéval.
L’exploitation de la mer nécessite le rassemblement de capitaux substantiels. Le grand large ne s’ouvre qu’à ceux qui savent organiser le financement et le partage des risques. La reconquête de la mer Tyrrhénienne sur les Sarrasins procure aux Génois et aux Pisans un butin réinvesti dans les constructions navales. Les parias versées par les musulmans aux chrétiens du nord de l’Espagne facilitent l’armement catalan. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut emprunter ou diviser les participations pour construire le navire, l’armer et rassembler la cargaison. S’il faut attendre le XIIesiècle pour voir diviser le navire en parts, des formules d’associations entre marchands, appelées à un grand avenir, sont apparues avant l’an Mil. Chez les musulmans, deux contrats l’emportent : la shirka ou sharika, communauté de biens entre deux personnes ou plus qui investissent capital et travail, et surtout le qirâd, contrat par lequel un capitaliste ou commanditaire remet une somme à un agent pour qu’il la fasse fructifier, moyennant une participation aux bénéfices précisée au départ. L’emprunteur convertit aussitôt les espèces en marchandises qu’il va vendre plus cher ailleurs. Ces formules apparues dès Les fameux chevaux de bronze dominant la place Saint-Marc, à Venise, font partie du butin rapporté par les Vénitiens après la prise de Constantinople par les croisés en 7204. Datant de la Rome antique, ils se trouvaient probablement dans un hippodrome.
le VIIIe siècle influencent les contrats commerciaux italiens. Le prêt maritime, issu du prêt à la grosse antique, fournit au marchand du capital remboursable à l’arrivée du navire à bon port et au prêteur un pourcentage fixe du capital en échange de sa prise de risques. La commenia et la societas maris sont plus souples encore : un partenaire apporte son capital, l’autre son travail, complété parfois d’une part de capital. Le choix entre les deux formules dépend des ressources économiques des parties contractantes. Dès le dernier quart du Xe siècle, la commenda devient le contrat le plus utilisé et le plus souple : un instrument de progrès dans les affaires et d’ascension sociale né dans le monde méditerranéen.
Trois communautés d’armateurs et de marchands se partagent le commerce de la mer au début du XIe siècle : les musulmans, les juifs et les chrétiens. Les juristes ayant condamné le trafic des musulmans dans le àâr al-harb (le « territoire de la guerre » ou le monde des infidèles), on trouve peu de marchands musulmans en pays chrétien. Les sphères commerciales sont nettement séparées, les itinéraires suivis différents et les marchandises transportées fort diverses. Les documents de la Geniza, retrouvés dans l’ancienne synagogue du Caire, montrent les marchands juifs présents dans toute la Méditerranée ; jusque vers II50, ils contrôlent une grande partie du commerce andalou ; ils ont créé un réseau de communication étendu de l’Espagne à l’Egypte et du Maghreb à la Syrie, alors que l’intérieur du Proche-Orient semble leur rester étranger. Quant aux marchands chrétiens, ce sont surtout les initiatives des républiques maritimes italiennes qui font sortir les pays d’Occident de leur longue léthargie commerciale.
Les Vénitiens, restés en théorie « sujets » de Byzance, ont des rapports privilégiés avec la capitale de l’Empire : en 992, ils obtiennent une réduction des droits de douane payables aux bouches d’Abydos (Dardanelles), avant d’en être totalement exemptés en 1082, en récompense de l’aide navale apportée à Byzance contre les Normands. La petite ville d’Amalfi se distingue également : ses marchands ont établi dès le Xe siècle une colonie à Constantinople et leur réseau d’affaires est solidement assis sur un commerce triangulaire entre l’Italie du Sud, l’Ifriqiya, l’Egypte, où les attirent les Fatimides, et l’Empire byzantin. Du côté tyrrhénien, Pise et Gênes s’élancent à la conquête de la Méditerranée occidentale en libérant de l’emprise sarrasine la Corse et la Sardaigne et en allant attaquer Mahdiya, le principal port de l’Ifriqiya (1087). Le butin des opérations de reconquête et de razzia, s’ajoutant aux surplus agricoles exportables, alimente en capitaux le mouvement commercial de ces deux ports tyrrhéniens.
Le trafic méditerranéen est encore, au XIe siècle, d’une assez grande simplicité, sans être encore spécialisé. Il porte à la fois sur des produits de consommation courante, sur des matières premières, sur des objets de luxe et sur la marchandise humaine, les esclaves. De l’est de la Méditerranée proviennent le lin d’Egypte, des matières tinctoriales, des épices, des drogues et des parfums, des pierres précieuses et des perles, tandis que Constantinople envoie vers l’Occident des tissus de soie, des objets liturgiques et des œuvres d’art, comme les célèbres portes de bronze ornant aujourd’hui encore mainte église d’Italie du Sud. L’Occident méditerranéen envoie huile d’olive et savon, cire et miel, peaux et cuirs, corail et safran, mais surtout bois et métaux usuels dont manque le monde musulman, et sans lesquels ses armées et sa flotte seraient indigentes.
Les Esclavons des rives adriatiques constituent jusqu’au Xe siècle la marchandise humaine d’exportation, à laquelle se substituent les Noirs d’Afrique, avant que les opérations de la Reconquista dans la péninsule Ibérique ne jettent des esclaves sarrasins sur le marché de la traite. Les ports du Maghreb, points d’aboutissement d’un trafic transsaharien, voient s’échanger sel et tissus contre laine et peaux, auxquelles s’ajoute l’or du Soudan. Il faut attendre le XII’ siècle pour que les draps et les toiles d’Occident envahissent le marché.
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