Décolonisation, guerre froide et anti-impérialisme : La mission sacrée
La Seconde Guerre mondiale conduit à une refondation de la doctrine libérale démocratique des relations internationales. Dès septembre 1939, la propagande de guerre alliée se présente comme la défense de la liberté et de la dignité de l’homme face aux abominations du nazisme. Mais, au nom de la défense des libertés publiques, on commence d’abord par les restreindre. Pour les hommes politiques britanniques, la défense des libertés, ou plutôt leur restauration, ne concerne que les peuples européens soumis à la tyrannie nazie.
C’est Roosevelt qui, dans son célèbre discours de janvier 1941 justifiant la loi prêts-bails, pose que les quatre libertés à défendre sont de portée universelle (« everywhere in the world »). Les deux premières sont de nature individuelle (liberté d’expression et liberté de croyance), mais les deux autres sont de portée collective : « freedom from want », c’est-à-dire libération par rapport au besoin, ce qui implique la liberté d’accès aux ressources économiques mondiales et donc la limitation des barrières commerciales ; « freedom from fear », libération de la peur, c’est-à-dire assurer la sécurité des nations par la limitation des armements interdisant toute possibilité d’agression. Dans le même discours, il utilise la formule des « droits de l’homme » ou des « droits humains » : la liberté signifie la suprématie des droits de l’homme partout (« freedom means the supremacy of human rights everywhere »).
La charte de l’Atlantique d’août 1941 marque la confrontation de la vision britannique et de la vision américaine. Les droits de l’homme ne sont pas mentionnés. Si les deux premiers principes sont dans la continuité de 1919 – pas d’agrandissement territorial ni de modification de frontières sans l’accord des populations concernées -, le troisième sera l’objet d’une discordance d’interprétation : droit de chaque peuple à choisir la forme de gouvernement sous laquelle il doit vivre, restauration des droits souverains et libre exercice du gouvernement (self-government) pour ceux qui en ont été privés par la force. Pour Churchill, il s’agit des peuples européens soumis au nazisme ; pour Roosevelt, de la totalité de l’humanité.
Le quatrième principe pose la nécessité de restaurer le marché mondial : ouvrir également à tous les Etats, petits ou grands, vainqueurs ou vaincus, l’accès aux matières premières du monde et aux transactions commerciales qui sont nécessaires à leur prospérité économique.
La déclaration des « Nations unies » (contre les puissances de l’Axe) du 1erjanvier 1942 fait de la préservation des droits de l’homme l’un des buts de guerre.
Dans la perspective de Roosevelt, la guerre n’a pas pour objet la défense des empires coloniaux européens. Il retourne contre les puissances coloniales leur argument de supériorité raciale. Les Européens, en particulier les continentaux, se sont montrés incapables d’assurer la prospérité des colonies et d’assurer le bien-être de leurs populations. Ils sont indignes de leur mission. En même temps, par la faute de leurs colonisateurs, les peuples colonisés ne sont pas encore aptes à accéder à l’indépendance, à l’exception des Mandats du Proche- Orient. La solution proposée est la mise sous tutelle internationale des anciens territoires coloniaux et l’égalité d’accès pour tous à leurs ressources et à leur commerce. On applique ainsi les principes définis par la charte de l’Atlantique. On comprend la résistance acharnée de Churchill à ces idées. Il prend l’exemple de la Palestine pour rejeter le troisième principe : puisque les Arabes sont majoritaires, ce serait à eux de définir l’avenir de la Palestine. Roosevelt retourne la perspective en faisant de la mise sous tutelle de la Palestine la première expérience de ce type. Mais il meurt prématurément et ses idées sont rapidement abandonnées. De même, pour contester le principe de la tutelle, Churchill suggère que la future organisation internationale s’intéresse aussi à la ségrégation raciale aux États-Unis.
Le gouvernement britannique doit cependant s’incliner et admettre publiquement en 1943 que le but ultime est l’établissement du self-government pour les colonies, mais à l’intérieur de l’Empire britannique.
Le débat est renvoyé à la conférence de San Francisco qui doit établir l’Organisation des Nations unies (ONU). Face au projet de mise sous tutelle des territoires coloniaux, la Grande-Bretagne réaffirme la doctrine du fardeau de l’homme blanc, le but de la politique coloniale étant d’assurer le bien-être des peuples colonisés au sein de la communauté mondiale. Elle dispose maintenant du soutien discret des milliaires américains, désireux de conserver un certain nombre de bases dans le Pacifique. Les Chinois reprennent la revendication japonaise de 1919 d’affirmation du principe d’égalité de tous les États et de toutes les races, ce qui implique la fin des pratiques discriminatoires dans les politiques d’immigration. Or, aux États-Unis où règne la ségrégation raciale, il est certain que le Sénat s’opposerait au principe de l’égalité des races s’il est susceptible de s’appliquer sur le sol américain.
La charte des Nations unies, signée le 26 juin 1945 à San Francisco et appliquée à partir du 24 octobre 1945, tente de prendre en compte ces données inconciliables. Elle joue sur l’ambiguïté entre nations et États. Elle réaffirme l’égalité de droit des peuples, leur droit à disposer d’eux-mêmes et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ni de religion. En même temps, elle pose le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres :
Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte.
Les Membres des Nations unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes reconnaissent le principe de la primauté des intérêts des habitants de ces territoires. Ils acceptent comme une mission sacrée l’obligation de favoriser dans toute la mesure possible leur prospérité, dans le cadre du système de paix et de sécurité internationales établi par la présente Charte.
Ils doivent respecter la culture des populations (« people ») concernées et agir pour leur bien-être. Ils acceptent :
de développer leur capacité de s’administrer elles-mêmes (« to develop self-government »), de tenir compte des aspirations politiques des populations (« people ») et de les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, dans la mesure appropriée aux conditions particulières de chaque territoire et de ses populations et à leurs degrés variables de développement.
Les Membres de l’Organisation reconnaissent aussi que leur politique doit être fondée, autant dans les territoires auxquels s’applique le présent Chapitre que dans leurs territoires métropolitains, sur le principe général du bon voisinage dans le domaine social, économique et commercial, compte tenu des intérêts et de la prospérité du reste du monde.
La comparaison entre les textes français et anglais de la charte montre combien la notion de self-government n’a pas d’équivalent strict en français. L’égalité des individus, en particulier en matière raciale, a été immédiatement compensée par l’affirmation de la souveraineté des États et du principe de non-ingérence, précaution qui concerne d’abord la ségrégation raciale aux États-Unis. La question coloniale a été traitée à la fois en fonction du droit des peuples à disposer d’eux- mêmes et du discours justificatif des puissances coloniales (fardeau de l’homme blanc ou mission civilisatrice). De plus, on sent combien la fermeture des marchés mondiaux durant la crise des années 1930 a été ressentie comme l’une des causes majeures de la Seconde Guerre mondiale. La reconstitution du marché mondial (tenir compte des intérêts et de la prospérité du reste du monde) est considérée comme indispensable pour le maintien de la paix.
La question coloniale a été abordée dans les débats concernant la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le bloc soviétique a naturellement trouvé appui auprès des premiers pays décolonisés. La question a été de savoir s’il fallait un article distinct pour les pays non autonomes (non-self-governing) – nouvel euphémisme pour désigner les pays colonisés. Les Européens obtiennent l’absence d’une mention spéciale mais doivent reconnaître que, puisque la déclaration est universelle, elle s’applique aux pays colonisés. Le droit à l’autodétermination est ainsi ignoré, mais au profit du principe d’universalisation qui s’étend aux territoires « non autonomes »
- Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
- De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.
La charte implique que la mission sacrée comprend une nécessité d’information de la part des colonisateurs. Dès les années 1950, les comités concernés de l’ONU peuvent ainsi aborder les questions coloniales. Néanmoins la question de la répression des insurrections anticoloniales n’est pas directement traitée.
La décolonisation s’impose ensuite comme un processus inexorable. La résolution 1514 (15) du 14 décembre 1960 se fonde sur la charte et sur le respect des droits de l’homme et proclame la nécessité de mettre fin au colonialisme sous toutes ses formes et toutes ses manifestations :
1) La sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme, est contraire à la Charte des Nations unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiales.
2) Tous les peuples ont le droit de libre détermination ; en vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et poursuivent librement leur développement économique, social et culturel.
3) Le manque de préparation dans les domaines politique, économique ou social ou dans celui de l’enseignement ne doit jamais être pris comme prétexte pour retarder l’indépendance.
4) Il sera mis fin à toute action armée et à toutes mesures de répression, de quelque sorte qu’elles soient, dirigées contre les peuples dépendants, pour permettre à ces peuples d’exercer pacifiquement et librement leur droit à l’indépendance complète, et l’intégrité de leur territoire national sera respectée.
5) Des mesures immédiates seront prises, dans les territoires sous tutelle, les territoires non autonomes et tous autres territoires qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance, pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires, sans aucune condition ni réserve, conformément à leur volonté et à leurs vœux librement exprimés, sans aucune distinction de race, de croyance ou de couleur, afin de leur permettre de jouir d’une indépendance et d’une liberté complètes.
6) Toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations unies.
Il est bien entendu que cette condamnation ne concerne que les empires coloniaux européens. Au contraire, les frontières issues de la décolonisation sont considérées comme intangibles. États anciens ou nouveaux sont préservés de l’obligation d’appliquer le droit à l’autodétermination des peuples subjugués. Du Kurdistan au Tibet se trouvent ainsi posés un certain nombre de problèmes nouveaux.
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