Midas
Cette histoire se passe en Phrygie, une région qui appartient aujourd’hui à la Turquie, mais qui, dans l’Antiquité, fait partie de la Grèce.
Midas est le roi de Phrygie. C’est un homme très riche, mais sa richesse est inversement propor-tionnelle à son intelligence, ce qui signifie que ce petit roi est très riche, mais pas très astucieux.
Un jour, Dionysos, le dieu de la Vigne et du Vin, se promène en Phrygie. Dionysos est accompa¬gné de son cortège habituel : une curieuse troupe, chantant, dansant, et complètement ivre, la plu¬part du temps. En général, les rois des différentes provinces n’aiment guère recevoir la visite de Dionysos et de ses proches, dont l’agitation bruyante perturbe l’ordre du royaume. Le dieu du Vin est souvent mal accueilli, et même rejeté.
Ce n’est pas le cas cette fois-là. Car Dionysos est inquiet. Il vient de s’apercevoir que Silène a disparu. Silène, le dieu à tête de bouc, est un vieillard très laid mais très jovial, un homme qui aime passionnément la vie. Dionysos lui est très attaché car c’est lui, Silène, qui a été son précepteur, et qui l’a éduqué lorsqu’il était jeune.
Silène est un sage, un philosophe qui, la plupart du temps, se refuse à utiliser ses talents. Juché sur un âne, chantant et riant sans cesse, il suit le cor-tège de Dionysos, toujours à moitié ivre.
Or, ce jour-là, Silène a dû vraiment abuser du résiné – ce vin grec auquel on ajoute de la résine pour le conserver, car on le cherche en vain. Dionysos est très inquiet : que peut-il être arrivé à Silène ? Ce sont les gardes du roi Midas qui finis-sent par le découvrir, ivre mort, affalé sous un olivier. Silène est enchaîné et amené à Midas qui s’empresse de le libérer et de le remettre à Dionysos. Pour le remercier, celui-ci offre à Midas une faveur : que Midas fasse un vœu, et Dionysos
l’eaucera!
De l’or au bout des doigts
On a dit que Midas était aussi peu intelligent qu’il était fortuné et qu’il aimait les richesses. Réfléchissant – mais pas tout à fait suffisamment , Midas formule son vœu. Il rêve d’être plus riche encore, oui, toujours plus. Il rêve que tout ce qu’il touche se transforme… en or. Qu’à cela ne tienne, Dionysos accède à sa demande. Et voilà que Midas se découvre des pouvoirs extraordinaires.Là , dans son palais, tout ce qu’il touche devient or : les jasmins blancs de son jardin, qu’il effleure en les sentant du bout du nez ; la grappe de raisin qu’il cueille sur la treille ; et même sa tunique, sur laquelle il vient de s’essuyer la main. Midas n’en revient pas. Entouré, enveloppé, drapé d’or : quelle merveille… f
Mais il va vite déchanter. Lorsqu’arrive l’heure du repas, il s’aperçoit que le vin qu’il s’apprête à boire s’est solidifié alors qu’il saisissait le pichet. Que le pain s’est mué sous ses doigts en une houle jaune. De même que le miel, couleur d’ambre, qui ne coule plus comme avant. Et que le livre qu’il a ouvert, pour y lire quelques vers, n’est plus qu’un lingot compact et brillant. La vie devient impossible et, bientôt, il va mourir de faim et de soif. Bien pire : alors que, dans un élan de tendresse, il s’approchait d’elle pour lui cares-ser les cheveux, sa propre fille s’est figée sous ses yeux en une statue dorée.
– Ah ! gémit Midas, comme je suis malheureux ! Dionysos qui assiste, narquois, à toute cette scène, fait mine de s’étonner. N’a-t-il pas exaucé le vœu du roi ? Ne lui a-t-il pas donné ce dont il rêvait ? Midas se lamente de plus belle. Il donnerait tout ce qu’il possède pour ramener à la vie la princesse, sa fille chérie, pour n’avoir pas rêvé un peu trop vite de toutes ces richesses paralysantes, et pour redevenir, tout simplement, le petit roi de province qu’il était avant.
Alors, devant Midas suppliant, Dionysos a pitié. Il n’est pas mécontent d’avoir donné à cet ambitieux une bonne leçon. Pour qu’il se débarrasse d’un don aussi gênant, il ordonne à Midas de se certainement le bain le plus délicieux de sa vie. Tout l’or qu’il portait s’en alla dans le fleuve. Et selon la légende, les sables de ce dernier charrient encore des trésors de pépites.
Des oreilles d’âne
Cette mésaventure aurait pu inciter Midas à plus de prudence. Ce grand sot n’en a pourtant pas tiré toutes les leçons. Quelque temps plus tard, alors qu’il se promène dans la forêt, il rencontre i Apollon et Marsyas. Marsyas est un satyre, une divinité des bois et des montagnes. Ce jour-là, il vient de trouver par terre une flûte qu’Athéna a jetée. Enchanté par les sons mélodieux de sa trouvaille, Marsyas propose à Apollon, le dieu des Arts, de faire un concours pour déterminer lequel d’entre eux est le meilleur musicien.Les neuf muses, ces déesses qui inspirent les artistes, sont toutes réunies pour former le jury. Et comme Midas passe par là, on lui propose de donner son avis. Les muses sont unanimes, elles votent pour Apollon. Midas l’intrépide soutient que Marsyas est plus talentueux ! L’étourdi ! Ne sait-il pas pourtant que les dieux se vengent toujours des mortels qui les offensent ? Les représailles d’Apollon ne tardent pas. Courroucé, ce dieu qui représente pour les Grecs le génie artistique de leur pays, décrète que Midas est un âne. Et qu’il devrait d’ailleurs en avoir les oreilles. Aussitôt, Midas voit lui pousser à la place de chaque oreille de longues excroissances duveteuses. Le voilà, lui, le roi de Phrygie, affublé d’oreilles d’âne !
Quel déshonneur ! Désormais, Midas se cache et ne sort plus sans un bonnet. Au palais, seul son coiffeur est dans la confidence. Et Midas lui a fait
jurer, sous peine de mort, de ne dévoiler à personne son infortune. Un jour pourtant, le secret devient trop lourd. Le coiffeur, qui ne peut plus le garder seul, creuse un trou dans la terre. Il a tant besoin d’exprimer cette trop pesante vérité qu’il se penche au-dessus du trou et chuchote :
le roi Midas a des oreilles d’âne. Le roi Midas a des oreilles d’âne…
Puis il referme le trou avec de la terre. Et à cet endroit, des brins de blé se mettent à pousser ; comme s’ils avaient entendu la confidence du coiffeur, voilà qu’ils commencent à bruire dans le vent. Leur murmure se fait de plus en plus distinct. Ils disent :
le roi Midas a des oreilles d’âne. Le roi Midas a des oreilles d’âne…
Désormais, les infortunes de Midas ne sont plus qu’un secret de polichinelle. Tout le palais rit sous cape et Midas reste seul avec son ambition, son inconséquence et son indécrottable bêtise.